Une pêche infructueuse

Dans d'épais buissons pas trop épineux et dénué d'orties, Ysée entreprit de se dévêtir à l'abri des regards - dont celui d'Eard. Ce bref laps de temps où elle se retrouva seule lui permit de laisser libre court à ses pensées intimes. Ce qui venait de se dérouler la laissait perplexe au sujet de son protecteur. Elle ne savait pas bien ce qu'elle ressentait vis-à-vis de lui, cette espèce de tolérance et d'attirance également qui lui mettait le rose aux jours, tout en ne sachant comment se positionner en face de lui. Elle sentait qu'elle n'avait pas à se rabaisser à ses côtés, qu'il ne la regardait pas comme un objet de luxure, comme si elle lui appartenait de plein droit. Il la protégeait, la défendait, la secourait et prenait soin d'elle sans pour autant désirer la posséder. Tous les autres hommes qu'elle avait rencontré jusqu'ici étaient plutôt du genre à agir à l'inverse, totalement, à la posséder sans même daigner prendre sa défense ou se soucier de son bien-être... Tant de mansuétude à son égard la laissait pantoise et indécise. Tout en elle désirait lui offrir sa confiance mais les séquelles du passé l'enfermaient dans une méfiance qui, au fil du temps passé aux côtés d'Eard, devenait une chose qu'elle haïssait, alors qu'avant, elle aimait ce trait de caractère qui lui évitait le pire... Elle se rendit compte, tandis que les braies « neuves » glissaient sur ses jambes, qu'elle s'en voulait de lui refuser son amitié la plus totale. Elle n'avait jamais eu d'ami. Elle n'avait jamais pu aimer librement. Qui que ce soit. Son passé n'avait été que haine et souffrances, du plus loin qu'elle put s'en souvenir. A tel point que le monde entier lui avait apparut n'être que noirceurs. Son attitude reflétait cette accoutumance aux sombres agissements. Même elle-même ne pouvait dire combien de temps elle mettrait à se détacher des traces que lui laissaient tous ces atroces souvenirs.

Elle abandonna ses vieux haillons à l'endroit même où elle s'était changée avant de revenir auprès d'Eard, d'un pas hésitant et la tête basse. Avoir atteint les profondeurs de ses propres pensées l'avaient perturbée davantage, ayant mis en valeur la complexité de son être et au dilemme auquel elle faisait face. Se permettre de se reposer sur les épaules d'un autre, d'un homme qui plus est, et lui faire confiance, ou persister dans cette distance prudente qu'elle avait toujours mis entre elle et autrui ? Ysée osa une brève œillade vers son compagnon de route mais tourna les yeux dès que les siens voulurent lui échanger un regard. Elle rougit. Son cœur battit un peu plus fort. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, elle n'y comprenait strictement rien...

A l'énoncé du repas, l'esprit d'Ysée prit un envol plus léger et elle se dirigea vers la pierre stable sur laquelle reposait une autre tourte. Elle mangea, moins voracement que la veille cela dit, toujours sans regarder Eard ni même lui répondre. Elle ne savait plus comment réagir et, en plus, sa faiblesse l'empêchait de réfléchir intelligemment. Elle n'était plus qu'instincts et impulsions ; à cette heure, la réflexion n'était pas son fort, encore moins que d'habitude. Elle mâcha posément, savourant les mets à sa disposition, et acheva sur quelques noisettes qu'elle avait sur elle. La jeune fille en tendit au jeune homme, avec un sourire timide, et les yeux toujours rivés au sol, avant de revenir près de la pierre pour s'y asseoir. Elle tapota ses pieds l'un contre l'autre, les mains plaquées sur le rocher, et fixant le jeu rythmique de ses orteils se frappant doucement et régulièrement. Eard proposa alors un peu de repos. Ysée pensa un instant ; oui, elle se sentait encore faible, mais elle ne désirait pas les retarder.

« Je voudrais essayer de monter seule et si ça ne va vraiment pas, alors j'avouerai être trop inapte à voyager. Mais pas avant de tenter le coup. » dit-elle, le menton relevé en un signe de farouche volonté.

Elle s'avança vers le cheval qui avait appartenu aux brigands et tapota son encolure. Le pauvre semblait mal en point, tout comme elle. Avec un sourire triste, elle eut la sordide pensée que cet animal lui correspondait bien, justement... Quel beau duo ils feraient, tous les deux. Ysée se retourna vers son ami et d'un ton doux lui demanda :

« Tu m'aides à l'enfourcher ? »

Encore, elle rougit, s'injuriant mentalement, tandis qu'Eard s'approchait d'elle pour la soulever. Elle avait un peu peur, aussi, de ne pas être à la hauteur de ses propres espérances, mais elle était déterminée à faire de son mieux.

A gestes prudents et assurés, Eard lui fit la courte échelle. Elle plaça son pied chaussé sur ses mains, se tenant le plus fermement possible à son épaule, et enfourcha la monture d'un mouvement ample de sa jambe gauche. Une fois en selle, elle attrapa vivement les rênes, un peu tremblante et sa confiance en l'animal mise à épreuve. Eard ne l'abandonna pas et tenant l'autre bout des rênes fit avancer le destrier au pas, laissant à Ysée le loisir de se positionner plus confortablement, d'assurer son assise sur la selle, chose toute nouvelle pour elle. De vagues souvenirs, quand elle était toute petite, où elle montait un poney revint à sa mémoire, mais trop flous pour lui apparaître nettement... Toutefois, inconsciemment, cela eut un effet bienvenu sur elle et, très vite, à son grand étonnement, elle se sentit à l'aise dans cet exercice. Quelques minutes plus tard, Eard prit la décision de lâcher le coin du mors et Ysée fut seule maîtresse de la direction et de l'allure du cheval. Le corps de celui-ci se mouvait gracieusement entre ses cuisses et son propre corps adoptait avec aisance le rythme que l'animal avait choisi, un trot équilibré. Le vent fouettait doucement son visage, un sentiment de liberté s'empara d'elle et elle se laissa aller dans ces toutes nouvelles sensations, un sourire béat aux lèvres.

Le temps passa où elle continua à tourner autour d'Eard, toute à son ravissement. Cependant, ce bonheur fut d'assez courte durée, car l'organisme d'Ysée, affaibli par des journées de marche forcée et de famine, et ensuite par la perte importante de sang, ne tint plus guère l'effort. Elle se mit à tanguer sur la selle. Sauf qu'Ysée se refusa à se laisser à nouveau aller et s'efforça de son mieux à garder l'équilibre et à faire perdurer cet entraînement qu'elle appréciait tant. Elle aurait pourtant du écouter les appels de son corps et accepter le fait qu'elle n'en pouvait plus car, peu de temps après, elle n'en put plus et vacilla sérieusement du dos de son destrier, se rapprochant dangereusement du vide...

Elle aurait pu se fracasser le crâne sur un gros caillou mal placé ou salir ses « nouveaux » habits. Eard, ne changeant pas de l'accoutumée, arriva juste à temps pour éviter le pire et elle atterrit lourdement dans ses bras. La tête lui tournait affreusement et elle gémit, prise d'une migraine et de nausée, prête à remettre sa part de la tourte. Dans son malaise, elle eut tout de même la présence d'esprit de murmurer à l'adresse d'Eard, qui l'amenait près du campement :

« Je suis... désolée. Je pensais pouvoir... Un peu de temps, juste un peu, et on pourra partir... Promis. » dit-elle avant de tourner de l’œil sérieusement.

Ysée avait perdu connaissance aussitôt après avoir prononcé sa volonté féroce de ne pas se laisser abattre, comme si ce dernier souffle expiré avait emporté avec lui ses dernières forces. Elle n'eut pas conscience de la douceur avec laquelle s'était pris Eard pour la déposer dans un endroit sûr et le plus propre possible, et jamais elle n'aurait le souvenir du chaste baiser qu'il laissa sur son front moite d'une sueur glacée. Ysée avait un peu de fièvre, rien de plus, mais assez forte pour terrasser ses ultimes ressources et la forcer malgré elle à garder un sommeil de plomb. Combien de temps dura cet état ? Ysée n'en savait rien lorsqu'elle ouvrit les yeux, le bruit régulier de la pluie dans l'herbe et les branches comme musique de bienvenue.

Les muscles engourdis et un peu douloureux, elle se hissa tout de même sur l'un de ses coudes, se relevant à moitié pour jeter un regard circulaire sur ce qui l'entourait. Elle vit les deux chevaux en train de paître paisiblement à quelques mètres puis le son doux d'un léger ronflement. Ses yeux se portèrent à la source de cette profonde respiration et elle put voir Eard assoupi, à un mètre d'elle, sa main nonchalamment posée sur la garde de son épée, comme s'il s'était endormi alors qu'il montait la garde. Un feu avait brûlé entre eux deux, mais la bruine l'avait éteint depuis déjà un moment. Ysée frissonna, ayant un peu froid, l'humidité lui pénétrant dans les ossements. Toutefois, elle se sentit revigorée, sa fièvre avait bien descendu, il ne lui restait qu'une bouche pâteuse aux lèvres sèches et une affreuse sensation d'avoir le corps collant de transpiration dans ses épais vêtements. Une légère odeur de vieille maladie collait à sa peau, mais elle se sentait assez bien maintenant, guérie en grande partie, et cette constatation la fit sourire, satisfaite. Elle s'octroya un temps pour s'habituer à la fraîcheur de ce qu'elle devinait aisément être les aurores puis se glisser vers Eard, qui était toujours endormi.

Ysée se permit de l'observer à son aise alors qu'il ne pouvait pas la voir. Ses yeux passèrent sur son visage rongé par une barbe hirsute et à moitié caché par cette épaisse tignasse d'un brun sale. Sa peau était couverte de crasses diverses, obstruant ses pores, et une couche de poussière humidifiée par l'eau du ciel se remarquait dans chaque interstices de ses traits. Malgré cette saleté, ce manque d'hygiène due à la vie sur les routes, Ysée lui trouva un certain charme. Peut-être que son avis perdait en objectivité car elle connaissait l'homme derrière ce visage, son caractère et ses attentions à son égard qui l'avaient tant émue ces deux jours précédents. Ou peut-être était-il simplement beau. Ysée se surprit à sourire à cet Eard endormi et sentit le rose lui monter aux joues. Se reprenant aussitôt, ne sachant pas mettre un mot avec sûreté sur ses pensées étranges, elle décida de réveiller son protecteur. D'une brève secousse sur son épaule, répétée que deux ou trois fois, elle finit par réussir à lui faire ouvrir les paupières.

« Je me sens beaucoup mieux. » Elle le laissa reprendre ses esprits, reprendre contact avec le monde réel, souriant de façon cajoleuse. « Je crois qu'on va pouvoir reprendre la route. »

Elle se leva, abandonna la couverture près d'Eard et alla vers le cheval volé aux défunts bandits. L'animal vint vers elle après un court moment et se laissa caresser par la jeune fille. Ce dernière inspira et fit une première tentative pour grimper seule sur la selle, vainement. Il lui fallut tenter le coup trois fois avant d'arriver à se hisser, maladroitement et de façon un peu grotesque, sur le dos de la monture. Elle put alors faire avancer l'étalon au pas, là où elle le désirait. On pouvait lire tout de même sur son minois qu'elle manquait encore un peu d'assurance mais qu'un peu de pratique suffirait à combler cette lacune. Elle amena l'animal plus près du campement. Croisant le regard d'Eard, elle lui offrit son plus grand sourire, ignorant royalement la douce averse qui se déversait sur elle.

« Tu vois ? Je n'ai pas menti. Je suis prête. »

La jeune femme avait accepté de bon cœur les présents bien utiles de son compagnon, elle en fut même touchée. Elle tripota l'arc avec timidité avant de l'attacher dans son dos où, bientôt, devrait se trouver un carquois qu'elle ne possédait pas encore. Sûrement pourrait-elle demander à Eard comment elle pouvait s'en fabriquer un elle-même, il semblait très débrouillard pour tout ce qui concernait ce domaine. Peu après, alors qu'Eard tâchait de sangler leurs bagages, elle suivit d'un œil observateur les mouvements habiles de ses doigts pour l'imiter lorsque le moment viendrait de le faire elle-même. Ensuite, l'un à côté de l'autre, ils s'engagèrent sur la même route qu'ils avaient pris la veille avant de se faire surprendre par les olibrius dont les cadavres avaient disparu. Ysée se demanda comment cela se pouvait et elle s'imagina certaines hypothèses qui lui firent froid dans le dos. Penser à des macchabées n'avait jamais rien de très réjouissant...

Encore moins réjouissant était ce qui les attendait. Ysée n'avait pas voyagé autant qu'Eard, certes, mais elle put elle aussi remarquer ce qu'ils risquaient de subir, en ayant levé le nez au ciel. D'épais nuages allant du gris sombre au noir se déroulaient, obscurcissant le jour à tel point qu'on se serait presque cru en pleine nuit, surtout lorsque les deux cavaliers passèrent à travers un sentier boisé. L'atmosphère était chaude et lourde comme avant chaque orage, l'humidité imprégnait leurs vêtements. Ysée claqua de la langue d'un air contrarié et s'exprima à l'adresse d'Eard, sans quitter les sombres nuages des yeux :

« Ca ne sent pas bon, tout ça. Pas bon du tout. »

A peine eut-elle dit ça que la pluie s'intensifia brusquement, passant d'une légère averse à une véritable drache. Les gouttes étaient grosses et nombreuses et ils eurent tôt fait d'être totalement trempés comme après une chute dans une rivière. Ysée pesta. Elle avait à peine guérie de sa précédente fièvre qu'elle risquait peut-être de succomber sous les assauts d'une nouvelle, son organisme restait toujours faible, il avait besoin de plusieurs jours de repos et d'une bonne pitance... Elle espéra sincèrement qu'elle arriverait à supporter les caprices de la nature. Pour l'instant, elle se sentait plutôt bien, elle ne manquait pas trop d'énergie et s'efforça à ne pas perdre son optimisme mis à rude épreuve.

« Ne devrions-nous pas nous abriter ? »

Cela ne faisait malheureusement que quelques heures qu'ils crapahutaient depuis leur réveil, mais le climat imposait une nouvelle halte malgré qu'ils puissent encore continuer et étaient loin d'être fatigués. Un bon feu et se sécher ne serait pas du luxe s'ils ne désiraient pas tomber gravement malades... Et tous les deux, cette fois. Eard pouvait être un homme de forte constitution, solide comme un roc, il n'en restait pas moins fait de chair et de sang et soumis aux aléas de la vie et de la mort. Ils continuèrent cependant à avancer ; hors de question de s'arrêter à l'abri des arbres, en temps d'orage, c'était un énorme risque si un éclair frappait celui où ils se trouvaient. Ils attendirent d'être hors de la forêt et de suivre, les chevaux au pas et la tête basse, le sentier sinueux de terre battue qui devraient les mener à un hameau, une ruine, ou un abri plus sûr, en pierres de préférence. Un quart d'heure plus tard, Ysée aperçut un filet de fumée virevolter sous la pluie battante. Plissant les yeux, elle tenta de savoir s'ils avaient affaire à une maison isolée ou à toute une agglomération.

« Nous pourrions peut-être demander à ces gens de rester chez eux le temps que la pluie cesse... » proposa la jeune fille à Eard, grelottant de froid.

"Nous nous somme fait surprendre par l'orage alors que nous étions sur la route avec nos chevaux. Est-ce qu'il serait possible de profiter d'un bout de toi pour passer la nuit ? Je vous paierais le dérangement, bien sûr."

Eard avait parlé d'une voix assurée et humble à l'homme aux allures bourrues qui les avaient accueilli après avoir jaugé d'un œil critique les deux énergumènes. Ysée n'apprécia ni le regard scrutateur et mauvais qu'il lança à son compagnon de route ni celui auquel elle eut droit, plus lubrique, sans que cela ne soit une surprise. Elle tira volontairement la tronche, espérant s'enlaidir et dissuader l'étranger, mais cela eut l'air de l'amuser car il lui sourit, dévoilant une denture un peu trop belle pour n'être qu'un simple coureur des grands chemins. Ysée haussa les sourcils et plongea ses yeux dans les siens, furibonde, se sentant en sécurité auprès d'Eard ; elle défia clairement l'olibrius de tenter quoique ce soit de salace envers elle. L'homme eut l'air de saisir le message silencieux et s'en tint à ce bref échange de regards. Il porta toute son attention sur Eard ensuite, l'écouta avant de hocher doucement la tête, ses yeux se baladant sur la ceinture du voyageur où pendait sa bourse. Histoire, certainement, de vérifier les dires d'Eard. La méfiance - ou plutôt la prudence - était de mise dans ce genre de rencontres fortuites. Ysée ne put lui en vouloir, aussi, d'être avide d'argent, cela était un trait de caractère commun à tous les mortels de la Terre du Milieu.

« C'est d'accord. » fit l'homme, s'écartant quelque peu de l'embrasure de la porte. «  Toi, le gaillard, va mettre les chevaux dans la grange et laisse la fille venir se réchauffer au coin du feu. »

Ysée tiqua. Se retrouver seule avec ce bougre d'imbécile, ce ruffian douteux, ne fut-ce que cinq minutes ? Jamais de la vie ! Elle lui jeta son regard le plus noir, bourré d'éclairs furieux, et fit pivoter son cheval aussitôt, lui tournant le dos. Il n'en fallut pas plus pour que cela soit clair entre ces deux-là ; Ysée n'écarterait pas les cuisses pour lui, dut-elle en mourir ! Alors qu'elle faisait trottiner son canasson jusqu'à la prédite grange, toute à ses pensées, elle remarqua un changement assez prononcé chez elle. Elle prenait une confiance en elle qu'elle n'avait jamais eu - ou alors cela faisait si longtemps qu'elle ne s'en souvenait tout simplement pas. La présence d'Eard à ses côtés lui donnait plus que du baume au cœur, elle reprenait goût à la vie, goût à la sienne surtout, et elle se sentait de plus en plus capable de braver les aléas de celle-ci. Cela ne faisait que trois jours qu'ils vagabondaient ensemble, traversant tour à tour des problèmes divers, issus des Hommes ou de la nature qui pouvait s'avérer capricieuse et violente. Néanmoins, cela avait suffi à Ysée pour se sentir... grandie. Mûrie, plutôt. L'oisillon tombé du nid qu'elle était à son départ de Minas Tirith, il y a de cela moins d'un mois, n'était déjà plus qu'un souvenir. Elle savait monter à cheval, manier un couteau pour se défendre, faire du feu et, bientôt, elle pourrait chasser avec un arc, grâce à Isolde et maintenant à Eard. A cette idée, elle sourit pleinement, gonflant la poitrine.

Derrière elle, il y avait Eard qui la suivait toujours, pour attacher leurs destriers à l'abri de l'orage. Tous les deux descendirent de selle et les placèrent l'un à côté de l'autre, leur laissant un peu de paille pas trop humide et un fond d'avoine qui restait dans les fontes du voyageur. Reprenant le bout de chemin vers la bâtisse principale, Ysée se permit de prendre la main d'Eard dans la sienne, pas longtemps, juste quelques secondes, juste le temps de lui dire :

« Je ne te serais jamais assez reconnaissante pour ce que tu as fait pour moi, Eard. Jamais. Tu m'as évitée bien plus que la mort. Si tu savais... »

Peut-être qu'un jour, je lui raconterai tout sur moi, pensa-t-elle, lâchant les doigts de son compagnon pour accélérer le pas et aller frapper à la porte. Celle-ci grinça à nouveau, l'homme, la voyant seule au début, lui offrit un immonde sourire, avant qu'il ne fonde sur son visage mangé par une barbe de quelques jours lorsque Eard apparut. Il leur laissa le passage, un peu à contrecœur, cela se sentit dans son attitude. Sûrement espérait-il profiter tout de même de la fille... Ysée, peu dupe des pensées que nourrissaient l'homme mûr, garda une distance prudente avec lui, laissant le feu faire une sorte de mur entre elle et lui. De fait, un air frustré sur sa gueule, l'individu ne desserra pas la mâchoire durant l'heure qui suivit. La soirée risquait d'être longue, très longue...

Ysée vit la bourse d'Eard atterrir dans la main de leur hôte, son oeil flamboyant d'incompréhension. Elle n'était pas trop d'accord avec le fait de payer pour seulement quelques heures dans cette ferme, cela risquait de mettre la suite de leur voyage en péril, tout ça pour un pauvre paysan pas bien impressionnant. Eard aurait pu facilement l'intimider et demander asile sans rien lui devoir en retour, pourquoi n'avait-il pas agi de la sorte ? Ysée aurait vraiment préféré qu'il garde ses dernières pièces pour eux, ils en auraient sûrement besoin un jour. Et elle n'avait aucune idée de comment s'y prendre pour en gagner de nouvelles. Peu dégourdie de ce genre de vie, elle n'imaginait pas du tout les divers travaux qu'on pouvait faire pour gagner de l'argent et restait figée dans l'idée qu'Eard aurait du s'abstenir de payer l'autre gars.

« Non, nous ne sommes pas frère et sœur et nous n'allons pas visiter notre famille. » répondit simplement Ysée d'une voix sèche, qui coupa un peu le sifflet de leur compagnon de soirée.

L'homme les regarda intensément tous les deux, l'air de se dire avec mécontentement que s'ils n'étaient pas frère et sœur, ils devaient être amants... Mais Ysée s'en fichait bien. Au contraire. Habilement, elle agissait et parlait dans le but de dissuader les intentions éventuels de ce bougre, repoussant sa bonhomie avec une énergie nouvelle. Elle fuyait ses regards lubriques et insistants et renvoyait bouler sans se le cacher les mots d'apparence sympathiques qu'il leur offrait.

« Bien, bien... » murmura l'inconnu, pensif, continuant de s'afférer à sa tâche, leur tournant le dos.

Ysée profita de ce moment de légère intimité pour dire, à voix basse :

« Je n'aime pas ce type. Dès que l'orage sera passé, on s'en va, d'accord ? » Elle jeta un œil à la bourse qui était, à présent, pendue à la ceinture du vieil homme. « Tu n'aurais pas du tout lui donner... » osa-t-elle exprimer, même si elle craignait de vexer Eard.

Le temps passa, mais sans que l'orage ne semble vouloir cesser. La drache battait aux carreaux des petites fenêtres avec violence, le vent puissant rugissait dans la cheminée et contre les murs, mettant à rude épreuve les nerfs d'Ysée qui n'avait qu'une envie : se barrer d'ici. Elle ne lâchait pas des yeux l'énergumène qui sifflotait, l'air innocent, tout en construisant la future barrière d'une de ces quelconques prairies. Elle ne le sentait vraiment pas, sans qu'elle ne sache pourquoi elle avait autant de mal à le supporter. Il devait avoir le même regard que les hommes qui passaient sur elle, autrefois, et sa méfiance, inconsciemment, avait décuplé... Elle soupira, plusieurs fois, bouffée par l'agacement et son incapacité à rester calme et sereine. Ils finirent cependant par entamer des ouvrages, chacun de leur côté ; Eard se remit à fignoler l'arc destiné à Ysée tandis qu'elle se préoccupait d'alimenter le feu dans le foyer à l'aide d'un tisonnier, amenant de temps à autre une bûche, dos à Eard et à l'autre homme.

Ce dernier avait sûrement espéré profiter d'un de ces instants où Ysée avait baissé sa garde. Elle se retourna juste à temps pour voir leur « sympathique hôte » brandir une masse au-dessus du crâne d'Eard, toujours penché sur son arc en bois d'if.

« Attention ! »

D'un geste impulsif, elle attrapa la première chose pouvant servir d'arme pour défendre son ami. Ce fut le tisonnier, encore brûlant de son plongeon parmi les flammes. Elle envoie le manche courbée en fer, encore rouge, sur le paysan qui tentait de s'écarter de cette menace inattendue. Trop tard. La pointe chauffée l'atteignit dans la nuque, le transperçant et le brûlant à vif en même temps. Un cri déchira l'atmosphère auparavant si tranquille. L'homme s'affala au sol et ne bougea plus. La jeune fille, le souffle court, s'avança de quelques pas vers Eard et le corps inanimé.

« Il est... mort ? » balbutia-t-elle.

Eard, d'un mouvement précis, enfonça davantage le tisonnier dans la gorge, s'assurant de la mort du fermier. Puis il le prit sur son épaule gauche, la tête du cadavre frais ballottant entre ses omoplates, de grosses gouttes écarlates s'écrasant sur le plancher derrière les pieds d'Eard. Son compagnon prononça des paroles qu'Ysée n'entendit presque pas, étant sous le choc, comme enfermée dans une bulle opaque l'empêchant de voir et d'écouter ce qui l'entourait, coincée dans son crâne et ses pensées bousculées. Lorsque Eard revint, sans le corps, Ysée eut un frisson. Il lui demanda si ça allait ; elle répondit muettement, hochant simplement la tête sans le regarder en face. Il eut l'air de s'en satisfaire... provisoirement, et suggéra de rester ici le temps que l'orage cesse, voire peut-être un peu plus longtemps.

« Oui. C'est... une bonne idée. » dit-elle, l'esprit ailleurs.

Elle alla s'asseoir près du feu et se mit à le regarder fixement, les rétines vides de vie, sans daigner parler à Eard, ne lui répondant que par des mouvements de la tête, un geste discret ou une réponse des plus laconiques. Elle ne semblait pas triste - et ne l'était pas - mais plutôt perturbée, ne sachant trop ce qu'elle devrait ressentir après un tel acte. De la fierté ? Du remords ? Du soulagement ? Elle avait ces trois émotions étroitement mélangées sous sa boîte crânienne et cela faisait un effet très bizarre car, d'habitude, elles se contredisaient. Là, non, elles se complétaient.

« J'ai envie de prendre l'air. » annonça-t-elle subitement, se levant, s'éloignant du feu et sortant de la maisonnée, alors que la pluie et le vent frappaient toujours tout contre le vitrage.

Dehors, elle fut rapidement trempées jusqu'aux os. Elle aurait du être gelée par ce vent du nord qui lui collait les vêtements contre sa peau fine, mais pas un seul frémissement ne parcourut son corps. Elle marcha lentement, sans trop savoir où aller si ce n'était qu'elle comptait rester prudemment au sein du domaine. Elle tendit l'oreille, attentive, puis, ne percevant rien, elle se calma et alla se trouver un petit coin à l'abri, sous une semi-toiture qui achevait, en contrebas, celle de la grange. Les bras croisés sur sa poitrine plate, elle se mit à observer le paysage inondé, à moitié effacé par le rideau gris que formaient les milliards de milliards de gouttes d'eau tombant du ciel et par une brume épaisse qui s'effilochait à l'horizon. L'endroit ne manquait pas de charme, certainement, à moins qu'il fasse soleil et ciel bleu.

Les lieux étaient d'une grande quiétude, la ferme étant isolée, et Ysée se mit à rêvasser ; elle pourrait rester ici, avec Eard, ils pourraient vivre que tous les deux, reprendre la ferme, comme... comme un couple. Ysée se mit à ricaner bêtement, ajoutant son rire cristallin au clapotis de l'averse dans la boue. Un couple, Eard et elle, et puis quoi encore ? Le jour où il saurait ce qu'elle était, ce qu'elle avait été, il ne voudrait sûrement plus d'elle à ses côtés. Déjà comme amie, alors comme femme ! Ysée se surprit à penser à de la romance alors qu'elle pensait à Eard et cela la choqua. C'était donc ça, l'amour ? Elle secoua sa tête vivement, se refusant cette idée. Une pute ne tombait jamais amoureuse. Depuis la puberté, les filles de joie étaient éduqué pour en donner, de la joie, et non en ressentir. Jamais. Ysée s'intima mentalement qu'elle prenait pour de l'amour un simple attachement et un besoin vital d'être auprès d'un homme s'occupant aussi bien d'elle. Elle l'aimait bien, beaucoup même, mais ne pouvait être amoureuse de lui, ni d'aucun homme. Pour ça, il fallait vouloir coucher avec cette personne. Et Ysée, rien que d'y penser, avait l'envie de vomir, incapable d'associer le sexe au plaisir...

Tout à coup, un bruit régulier la fit se redresser de son appui, le mur de la grange. Elle saisit enfin la nature du son, brouillé par la pluie abondante ; des aboiements. Curieuse, elle se dirigea vers la source de ces cris animaux et trouva bientôt le chien en question, un jeune berger au poil rêche, mi-longs, d'un beige clair mêlé de bleu-gris. A la vue de l'humaine, l'animal voulut s'enfuir, craintif, mais il était attaché à un piquet en plein milieu de la basse-cour, à la merci de l'intempérie. Incapable de s'enfuir, il choisit alors de se rouler en boule, grognant doucement en direction d'Ysée. La jeune fille s'accroupit à deux mètres de lui, tendant la main prudemment, sans peur. Le chien ne vint pas. Elle décida alors, à défaut de pouvoir l'approcher, de le détacher. Une fois que la chose fut faite, le chien mit un petit temps à réaliser qu'il était libre et, aussitôt, se carapata au loin. Ysée put le voir courir de dos, s'arrêter ensuite pour lui jeter un regard plein de gratitude. L'ex-catin sourit, un peu triste étrangement, et prit la décision de rentrer se réchauffer.

« Je suis là. » dit-elle, la voix toujours aussi ténue par les émotions, mais le regard moins fuyant, tandis qu'elle rentrait et retournait près de la cheminée.

Deux minutes plus tard seulement, un bruit étrange leur parvint. Ils mirent du temps à comprendre d'où cela venait mais Eard finit par deviner que c'était quelqu'un ou quelque chose grattant à la porte. Ysée eut sa petite idée mais ne bougea pas, méfiante tout de même. Son ami alla donc ouvrir lui-même, l'épée au poing, au cas où. A peine la porte fut-elle ouverte que le chien de tout à l'heure s'engouffra à l'intérieur, trottinant joyeusement, conscient d'être chez lui. Il avait la langue bien pendue, le regard pétillant de la jeunesse et le poil collé à son corps malingre. Elle n'avait pas été très bien nourrie, cette pauvre bête. Le canidé, après s'être secoué, renifla à droite et à gauche, dans chaque recoin, prenant ses aises, puis vint se placer près d'Ysée pour enfin lui lécher tendrement la joue. La jeune fille rit, oubliant ses précédentes mésaventures. Elle caressa le chien qui finit par se mettre sur le dos, s'oubliant sous les grattouilles.

« C'est une femelle. Elle semble très jeune, peut-être qu'un an. » fit remarquer Ysée. « Tu crois qu'elle appartenait au fermier ? Regarde comme elle est maigre. Et il la laissait attachée sous l'orage... Quel sale type était cet homme pour traiter ainsi un animal ? »

On pouvait observer l'évidence même. L'animal provoquait un effet régénérant sur Ysée, celle-ci s'étant remise à parler normalement, et même à rire, dès qu'elle fut en contact avec l'adorable boule de poils.

Dire qu'il y a seulement une demi-heure, ils venaient d'assassiner quelqu'un... Personne n'aurait pu s'en douter en voyant Eard et Ysée, en cet instant, l'un s'occupant d'un repas involontairement volé, une bonne soupe au fumet alléchant, l'autre caressant la tête d'un jeune chien tandis que ce dernier rongeait un gros os à moelle. Ce tableau avait tout d'un petit paradis, simple mais parfait, d'un jeune couple lors d'une de leurs innombrables soirées, chez eux, avec leur animal de compagnie. Rien n'était plus faux, et pourtant... pourtant... Ils donnaient vraiment cette impression-là.

Eard, après avoir donné l'os au chien, tendit le bol à Ysée qui se mit à boire à petites lampées, doucement, soufflant sur chaque cuillerée avant de l'engloutir. Elle savoura l'onctuosité des légumes du champ et le moelleux de la viande - du lapin, devina-t-elle en faisant rouler le potage dans sa bouche. Cela ne faisait que trois jours que, grâce à Eard, elle ne connaissait plus la faim tenace et atroce des jours d'avant qui, d'heure en heure, lui semblaient de plus en plus lointains. Elle ressentait encore le plaisir intense de pouvoir se nourrir d'un repas qui, en plus de la rasséréner, lui était agréable aux papilles. Ayant fini son propre bol, elle alla farfouiller un peu dans les armoires, à la recherche d'un met que la plupart des gens avaient chez eux. Elle finit par tomber dessus. Elle se retourna, rieuse et victorieuse, brandissant une bonne grosse miche de pain, certes un peu sèche, mais qui ferait bien l'affaire une fois trempée dans un second bol de soupe. Il y avait suffisamment dans la marmite pour qu'ils puissent se resservir quelques fois, pensa-t-elle, ravie à cette idée. Elle coupa le pain en deux grosses parts égales, en tendit l'une à Eard avant d'aller se resservir. La jeune fille se rassit, en face de l'homme, et recommença à manger tout en l'écoutant étaler ses intentions.

« Je trouve cette perspective très... tentante ! » s'exclama-t-elle, enjouée, manquant de renverser un peu de son repas sur le sol. Elle rit franchement, à gorge déployée, lorsque Eard fit quelque trait d'humour. Calmée, pouffant encore un peu, elle finit par lâcher : « Je n'ai jamais connu de vie comme celle-ci... Et j'ai toujours voulu connaître ça. » se confia-t-elle finalement, replongeant ensuite son nez dans sa soupe, craignant d'en avoir un peu trop révélé.

Quelle bièsse... Si elle n'avait jamais connu la simple existence d'une famille sereine sous un toit des plus basiques, cela avait certainement quelque chose d'étrange. Eard se poserait sûrement des questions sur son passé, à partir de maintenant. Ysée réfléchit à toute allure. Qu'espérait-elle, de toute façon ? Cacher son « secret » encore longtemps ? Elle devra bien lui dire, un jour. Un jour, oui... Mais pas ce soir. Elle n'en avait ni l'envie, ni le courage. Les aurait-elle seulement un jour prochain ? Ysée balaya cette interrogation de son esprit, préférant mille fois profiter du moment présent que se soucier à la fois de son passé et de l'avenir. Elle se contenta d'offrir un petit sourire à Eard, lui communiquant ainsi tout son désir de vivre quelques temps ici même, avec lui... et avec leur nouvelle amie. A ce propos, Ysée regarda le chien et changea de sujet, à peu de choses près :

« Si elle reste avec nous, il faudrait peut-être lui trouver un nom... »

Elle lapa la dernière gorgée du potage à forts bruits de succion au bord du bol puis se leva et se resservit une troisième fois. Elle ne se sentait aucunement gênée de se sentir aussi vorace ; elle avait besoin de reprendre des forces et Eard était le mieux placé pour savoir ce qu'était la faim, la fatigue et la maladie quand on parcourait les routes comme ils l'avaient fait. Elle savait qu'il ne lui en tiendrait pas rigueur d'être aussi gloutonne, tant qu'elle en laissait largement assez pour lui - ce qui était amplement le cas. Son troisième bol rempli à ras bord, elle retourna à sa place et se mit à mouiller son pain, petit bout par petit bout, tout en songeant au nom qu'ils pourraient donner à la chienne.

« Que penses-tu de Weerna ? Ou de Shaï ? T'as pas une idée ? »

Une fois qu'ils furent d'accord sur le nom donné au chien, Ysée se leva, laissant son récipient être léché par [...], puis jeta un regard vers l'escalier. Elle demanda à Eard où se trouva la salle d'eau, lui disant qu'elle désirait prendre un bain - cela faisait si longtemps qu'elle avait l'impression que la crasse ne se décollerait plus jamais de sa peau... Ayant reçu les indications d'Eard, elle lui sourit à nouveau, rayonnante d'une joie oubliée, puis elle grimpa l'escalier. Une fois dans la salle de bain, elle se dévêtit, frissonnant un peu au contact de l'air libre. Elle vit qu'un feu avait été fait dans un foyer prévu pour faire chauffer l'eau, au-dessus du bois consumé, à moitié en cendres, se trouvait un grand seau. Elle le remplit d'eau à une pompe, l'effort lui couvrant rapidement le corps d'une fine pellicule de transpiration. Légèrement essoufflée, elle dut encore déplacer le seau rempli, le traînant plus qu'elle ne le portait, jusqu'au foyer. Là, elle entama la procédure qu'elle avait déjà répéter quelques fois pour alimenter un nouveau feu. Deux minutes plus tard, les flammes vinrent lécher le seau au cul déjà bien noirci. Ysée alla déjà faire couler un peau d'eau froide dans le grand baque servant de baignoire, d'un état un peu douteux mais dont la souillon ne tint pas compte du tout. Tout cela lui apparaissait comme un somptueux luxe. Elle attendit ensuite, nue, accroupie, que l'eau chauffe suffisamment. Enfin, elle put faire couler l'eau quasi bouillante dans le bain. Le froid et le chaud se mêlant pour faire un bain tiède, elle trempa l'orteil dedans pour s'assurer de la température puis, satisfaite, y entra entièrement.

Le clair de lune passait par les carreaux de l'unique grande fenêtre, éclairant d'argent la jeune femme prenant son bain. Elle trouva un bloc de savon gras qu'elle utilisa pour se nettoyer le corps dans chaque recoin, derrière les genoux, la plante des pieds, les aisselles, et jusque derrière les oreilles. Elle se lava aussi les cheveux avec. L'atmosphère embauma rapidement la lavande dont était fait le savon, ravissant l'ex-catin qui n'avait plus goûté à la propreté de son anatomie depuis son départ de Minas Tirith, il y a facilement un mois et demi. Que le temps avait passé depuis, et que d'aventures avait-elle rencontré ! Et puis, quelle chance l'avait-elle placée sur la même route qu'Eard... Depuis qu'elle était en sa compagnie, la vie lui était bien plus douce et si facile. Les sombres nuages qui avaient, jusqu'ici, obscurcit son avenir, avaient disparu. Elle voyait un peu plus clair dans sa propre vie. Consciente cependant qu'Eard et elle risquaient de se séparer un jour ou l'autre, elle sentait que quelque chose les liait déjà étroitement. Quoi donc, elle ne le savait pas. Mais il ne la lâcherait pas, à moins d'être sûr qu'elle puisse survivre seule et se défendre. Elle en avait la certitude. Quatre jours avaient suffi pour que sa confiance lui soit offerte... Enfin, en grande partie. Quelques doutes subsistaient tout de même. Rien de bien méchant cependant car l'idée de vivre avec lui, rien qu'avec lui, durant un séjour plus ou moins long, dans cet endroit, ne l'avait pas du tout effrayée, bien au contraire. Elle en était heureuse. Très heureuse.

Quand Ysée eut fini son bain, une bonne grosse demi-heure s'était écoulée et l'eau avait passablement refroidi. Le corps sentant bon la lavande, décrassé jusque dans les moindres petits recoins, elle se laissa envelopper par la brise nocturne qui avait trouvé un passage dans un carreau quelque peu brisé. Elle frissonna de froid mais ne se couvrit pas tout de suite, profitant de l'instant. Elle huma l'air, ses odeurs doucereuses de nature sauvage, mélange de terre humide, de résine de pins et de l'herbe brassée par la pluie. Une senteur lourde et revigorante. Ysée alla ensuite prendre un drap épais dont elle se servit pour s'essuyer méticuleusement le corps, jusque dans l'espace entre ses orteils et dans l'orifice de ses oreilles. Sèche, seuls ses cheveux dégoulinant encore sur ses maigres épaules tachetés de rousseur, et couverte des pieds à la tête par le grand drap, elle sortit de la salle d'eau. Elle viderait le baque de son eau savonneuse demain matin, elle était trop éreintée de sa journée et des émotions qui l'avaient secouée pour le faire maintenant. Son corps relâchée du stress qu'elle avait vécu durant des jours et des jours, elle trottina gaiement à l'étage du dessous, consciente cependant qu'elle allait se présenter devant Eard avec un simple tissu épais comme sorte d'habit. Elle n'avait pourtant pas trouver de vêtements propres et ne désirait pas remettre les siens. Tant pis, il était temps de voir si Eard était vraiment de confiance, chose dont elle doutait de moins en moins.

En bas des escaliers, revenant à la salle principale, elle ne vit qu'un feu mourant dans l'âtre et la chienne, posée à côté, la tête sur ses pattes avant, qui somnolait à moitié. Néanmoins, dès qu'Ysée s'en fut approchée, l'animal redressa son chef et planta ses yeux brillants d'intelligence et de gratitude dans ceux de l'humaine. Aussitôt, elle se leva, jappa de joie, comme un salut amical, et frétilla de la queue en attendant de voir ce qu'Ysée allait bien vouloir d'elle. La jeune fille sourit.

« Alors, Mae, où est Eard, tu le sais, toi ? » lui dit-elle, comme à une amie bipède.

Même si la nommée Mae ne comprenait pas un traître mot de sa nouvelle maîtresse, elle jappa à nouveau, comme si elle désirait lui répondre sincèrement. Ysée s'en contenta, acquiesçant d'un petit rire.

« Allons le chercher, dans ce cas. »

Mae eut l'air de comprendre les intentions de la jeune fille et se mit à dévaler les escaliers, prenant ensuite l'autre côté que celui qui menait à la salle de bain. Elle arrêta sa course devant une porte qu'Ysée ouvrit, pénétrant dans une pièce plongée dans une semi-obscurité. Seul le clair de lune illuminait doucement les lieux d'un halo d'argent.

« Eard... ? » demanda-t-elle dans un murmure.

La chienne s'élança devant elle et clopina joyeusement vers la fenêtre. Ysée put alors voir la silhouette sombre se découper devant la lumière douce de l'astre nocturne, haute et large, qu'elle était sûre, maintenant, de reconnaître parmi d'autres carrures. Elle vint vers Eard, un peu gênée par la nudité qu'elle gardait sous son drap, et observa le paysage en-dehors comme il le faisait juste avant qu'elle n'arrive. Un silence serein continua ainsi, que même la chienne respecta, ne bougeant plus d'un poil. La quiétude enveloppait l'atmosphère.

« C'est beau, ici. » exprima Ysée dans un souffle. « On va passer de bons moments, j'en suis sûre. »

Elle posa une main sur l'épaule d'Eard, lui sourit tendrement, puis alla vers le lit. N'en voyant qu'un seul, son coeur s'accéléra un peu et elle bafouilla à l'adresse du jeune homme :

« Nous allons dormir ensemble ? » Saisissant l'angoisse qui perçait dans sa voix, elle s'empressa d'ajouter, histoire de ne pas laisser son ami dans l'ignorance : « Cela ne me gêne pas... Enfin, je pense que... que tu n'essayeras rien, hein ? »

Elle déglutit, gênée. S'ils dormaient ensemble, finalement, il lui faudra fouiller la maisonnée et trouver de quoi se vêtir. Impossible de se coucher auprès d'un homme totalement nue. Il était bien trop tôt pour qu'Ysée agisse comme tel, de vieilles terreurs s’immisçant encore sournoisement dans le flot de ses pensées.

Ysée se sentit un peu bête quand Eard lui montra la couche de fortune qu'il s'était préparé au pied du lit qu'il laissait galamment à la jeune femme. Elle rougit d'embarras, bafouilla un mot inintelligible ressemblant à un remerciement puis, penaude, alla vers le matelas qui lui paraissait moelleux, quasiment un luxe. Elle regarda longuement le lit tout frais, tout propre, et se détendit. Jetant un regard vers Eard qui se languissait de s'endormir, elle lui offrit un sourire timide puis alla se lover sous les draps chauds, un peu rugueux, mais ceci était un détail qui ne chagrina pas Ysée le moins du monde. Elle répondit poliment aux souhaits de bonne nuit du jeune homme puis garda les yeux ouverts dans l'obscurité, incapable de s'endormir aussi vite malgré sa fatigue croissante. Des pensées chamboulaient son esprit, mélange d'appréhension mais aussi d'excitation à l'idée de vivre ici, en un lieu sécurisant et en compagnie d'un homme la respectant comme jamais ce ne fut le cas auparavant. Et pour qui elle ressentait plus que de la simple sympathie. Elle perçut dans le noir Mae, qui bougeait dans un coin, tournant en rond puis, gémissant de façon adorable, venir près du lit et s'y hisser d'un bond agile. La chienne, craignant d'être rejetée, resta assise, mais voyant Ysée approcher sa main pour la caresser puis se positionner pour dormir, elle eut l'air soulagé et se roula en boule pour plonger dans un doux sommeil. Ysée entendit alors les ronflements devenus familiers d'Eard. Rapidement, ses paupières lourdes se fermèrent à son tour et les songes l'assaillirent, enchanteurs.

Le lendemain fut le premier jour d'un chapelet d'autres jours, plus lumineux et joyeux les uns que les autres. Les ombres s'étaient, semblait-il, retirés pour toujours de la vie d'Ysée. L'ex-catin jouissait enfin d'un bonheur sans pareil, très simple et qui ne ferait pas jalouser grand-monde, mais comparant son présent à son passé, on comprenait aisément ses si nombreux sourires et sa joie explosive et communicative à chaque instant. Le temps passa, liant davantage Eard et Ysée, les rendant intimes l'un à l'autre comme peuvent l'être de très bons amis. La confiance d'Ysée finit par être au rendez-vous, elle l'offrit avec sérénité à l'homme qui l'avait sauvée, il y a de cela quelques temps déjà. Tout cela lui paraissait lointain, et plus lointain encore était son passé de putain à la Cité Blanche. Ce détail, qui n'en était pas un pourtant, n'avait toujours pas été exprimé, ceci dit. Ysée, au final, avait décidé fermement de laisser son ancienne profession derrière elle, de l'enterrer à jamais. Cela ne concernait pas Eard, s'était-elle dit, et, qui plus est, il la connaissait sans avoir l'odieuse image d'une souillon à la cuisse légère lorsqu'il la regardait, ce qui lui plaisait beaucoup. Il la voyait comme une fille qui n'avait juste pas eu de chance. Il est vrai qu'aucun des deux ne parlaient beaucoup de leurs vies d'autrefois, sûrement avait-il aussi quelques réticences à l'étaler. Peut-être lui manquait-il du temps, de son côté, ou peut-être, comme elle, il n'avait aucune envie de le lui confier. Ysée ne s'en offusquait pas, elle était la mieux placée pour comprendre cette réserve.

Ysée prit du poids, ayant petit à petit des rondeurs tout en gardant une ligne svelte et élancée. Son visage ne fut bientôt plus creusée comme avant par la famine, son teint prenait la couleur du miel grâce à une nourriture suffisante et un soleil généreux, quoique timide. Pouvant se laver autant qu'elle le voulait, que ce fut dans la salle d'eau de la ferme ou dans une rivière qu'ils avaient trouvés au détour d'une promenade avec Mae, ses cheveux reprirent leur beauté, de longs filaments d'un châtain foncé légèrement cuivrés, avec un volume qui invitait les mains d'autrui à s'y glisser. Les cernes qui creusaient son regard n'étaient plus. Ses yeux d'un brun profond, presque noirs, avaient repris l'éclat particulier qui avait charmé tant d'hommes à la Gorge Rouge. Elle avait pu se confectionner des vêtements plus convenables, ayant bien plus fière allure. Des braies pratiques pour monter à cheval, une chemise en lin et un manteau de laine, tout ça grâce à de vieux vêtements trouvés dans la maison. Ils avaient également dégoté les économies de l'homme qu'elle avait "accidentellement" tué, ce qui leur permit de s'acheter des poulaines convenables pour Ysée mais aussi pour Eard. Ce dernier avait ramené également des pièces de cuir, d'autres tissus moins usés et de la laine grossière, laissant le soin à Ysée de leur fabriquer d'autres habits, surtout à Eard qui avait besoin de changer des siens rapiécés de toutes parts. Elle leur fit même des capes et, plus tard, après avoir piégé des renards et des lapins, elle broda au capuchon et au col la fourrure des animaux. L'hiver était encore loin mais autant profiter de ces longues journées sereines, n'est-ce pas ? De plus, qui disait qu'ils ne resteraient pas pour la saison froide, finalement ? Ce ne serait pas si mal...