Alyénor vaguait à des occupations sans intérêt, tel que broder un tissu de manière si archaïque qu'il était impossible de reconnaître dans son motif un sujet réaliste, lorsque son époux qui ne lui avait plus adressé depuis des lustres était venu lui soumettre sa... sentence. La jeune femme, l'esprit brouillé dans une torpeur qui ne semblait plus vouloir la lâcher, avait accueilli ces propos avec un air ébahi d'abord, puis crispé quand elle comprit la nature même des mots de son mari. Il l'abandonnait. Après tant d'années, il l'abandonnait, avec la couardise qu'elle avait déjà deviné en lui. Elle finirait seule. Ceci dit, ne l'était-elle pas déjà ? N'avait-elle pas tout d'un fantôme pour Loan depuis des mois, au fond ? Elle ne répondit rien, laissa Loan se retirer aussi vite qu'il était venu à elle lui annoncer sa décision, et s'enferma de plus belle dans l'obscurité engloutissant son âme. Il lui fallut ressasser les paroles de Loan plusieurs fois et prendre conscience de l'avenir qui se profilait alors pour elle pour sentir l'angoisse monter en elle. Jamais elle n'arriverait ) vivre seule, vraiment seule. Même s'ils ne s'aimaient plus, qu'ils se supportaient à même, elle ne pouvait parler de haine à l'égard de Loan. Elle se rendait compte que des miettes d'attachement s'accrochaient à son coeur pour son époux. Et voilà que ces miettes seraient envoyés d'un coup de pied par ce malotrus ! Il l'abandonnerait, sans remords, au sort que lui offrait son infécondité. Malheur et solitude seraient ses uniques compagnons de vie. A cette idée, l'épouse fondit en larmes, incapable de retenir ces lamentations déchirantes. Malgré les plaintes, de grands cris d'effroi, Loan ne revint pas. Il ignorait sa peine.
Le lendemain, elle put voir que Loan ne plaisantait pas du tout. Il avait ses affaires déjà accrochées à la selle de son cheval et entassées dans une carriole à l'arrière du canasson, celui-ci attendant patiemment devant leur domaine en hennissant doucement. Il s'en allait, laissait derrière lui femme et demeure pour ne jamais revenir, il s'en allait se refaire une vie alors qu'elle ne le pouvait pas. Qui voudrait d'elle, alors qu'elle était incapable d'enfanter ? Du premier étage, par une des fenêtres, elle vit Loan continuer à empaqueter ses bagages, retournant dans la maison ensuite pour prendre les dernières valises nécessaires à sa nouvelle vie. Elle en profita pour dévaler les escaliers, pieds nus, et s'élancer hors de la maison. Elle ne savait pas bien pourquoi, encore à cet instant, elle s'était mise à fuir ainsi, courant à perdre haleine vêtue seulement de sa longue chemise de nuit de laine fine. Elle courut ainsi, sans se soucier de ses poumons en feu, de son point de côté ni de ses pieds bientôt meurtris par les plantes piquantes décimées un peu partout dans la plaine. Elle courait si vite qu'elle aurait presque pu croire voler, sa chevelure d'un blond terne telle une aile d'oiseau frappant l'air derrière elle. Les larmes ruisselaient sur ses joues rougies par le froid automnal. Sa course fut soudainement arrêtée par une berge escarpée, donnant sur une large rivière qui vrombissait. Dans cette partie, petites cascades et torrents animait le court d'eau. Alyénor fixa en contrebas les gerbes écumeuses, son corps tanguant dangereusement près du bord.
« Alyénor. » fit une voix essoufflée derrière elle.
L'épouse se retourna lentement, ses yeux d'un bleu livide se figeant sur le visage tant aimé et, à présent, tant détesté, de son lâche époux. Sa bouche se tordit, ses lèvres tremblèrent, comme prêtes à déverser un flot d'injures sur lui. Loan le comprit, fronça les sourcils, à deux doigts de l'envoyer paître, mais il se retint. Visiblement conscient de la posture délicate dans laquelle se trouvait sa femme. Il la haïssait, certes, mais ne désirait pas sa mort... Cette observation rassura quelque peu Alyénor. Il restait à cet homme quelques traces de ses vieux sentiments, de son amour pour elle. Elle avait donc encore un peu de pouvoir sur lui. Se redressant, bombant la poitrine, la femme se tourna totalement vers lui, lui faisant fièrement face malgré les frissonnements de froid qui parcouraient violemment son corps maigrelet.
« Ne fais pas ça. Rentre à la maison. Ca ne servirait à rien d'en arriver là... »
« Que t'importe ma mort ou ma vie, Loan ? Tu t'en allais. Tu n'aurais jamais su de toute manière si je continuais à vivre ou non. »
« C'est vrai, mais là, je t'ai devant moi, et je ne peux te laisser faire ça. »
« Tu m'aimes donc encore ? » fit Alyénor, d'une voix qui perdit quelque peu son assurance.
Le forgeron soupira. Il avait l'air si fatigué, tout à coup, si vieux... L'épouse remarqua qu'elle ne l'avait plus regardé ainsi depuis longtemps.
« Alyénor, ça suffit. Cela ne résoudra rien. Ni ta vie, ni la mienne. Ni la nôtre. Les choses ne changeront plus, ne redeviendront pas meilleures. Mon départ est la meilleure décision à prendre nous concernant. Refaisons nos vies. Tu peux encore espérer que... »
« Espérer ? Espérer quoi, dis-moi ! Qu'un homme voudra de moi, incapable de donner une progéniture ? »
« Un homme veuf, en ayant déjà, peut-être... »
« Je ne veux pas d'un vieil homme dans ma vie ! Toi, tu pourras toujours te trouver une autre femme, belle, jeune, féconde et aimante, mais moi je devrais me farcir le vieux type qui pourra à peine bander ? »
Qu'elle relève ainsi le sujet d'un homme ayant une érection, du sexe, Alyénor sut qu'elle remettait sur le plateau un sujet délicat entre eux. L'image d'Eard lui vint à l'esprit et elle se sentit rougir, l’œil humide de nouvelles larmes. Loan nia mais son air renfermé, cette lueur haineuse dans son regard, trahit ses pensées. Ainsi que le ton froid qu'il prit pour s'adresser à elle ensuite.
« Je ne peux pas rester avec toi. Que cela te semble égoïste m'indiffère, j'ai fait mon choix. J'ai assez passé de temps à tes côtés, subissant ta douleur et ta folie, sans que ma présence n'ait l'air de t'apaiser. »
Alyénor resta abasourdie. Avait-il raison ? Oui, quelque part, il disait vrai... Des années qu'il était là pour elle, sans qu'elle n'ait jamais daigné lui offrir autre chose que sanglots, violence, mépris, injures et éclats de colère. Ils n'en avaient jamais parlé auparavant. Elle avait été odieuse avec lui, en effet... Mais la vie l'avait été avec elle. En tant qu'époux, il devait subir cette épreuve avec elle. Il ne pouvait l'abandonner. Il ne pouvait...
« Si tu m'abandonnes, j'abandonnerai la vie. Mon choix aussi est fait. »
Un silence lourd s'installa. Elle pouvait presque sentir la chaleur enragée émaner du corps de Loan.
« Cesse ! » explosa-t-il en s'approchant d'elle pour l'empoigner et la ramener de force chez eux. « Viens ! Tout de suite ! Tu n'es qu'une... »
Il l'avait attrapée par le poignet, tirant dessus. La femme s'était débattue, apeurée par l'attitude agressive de son mari et la force de sa main meurtrissant son avant-bras. Elle en aurait certainement des ecchymoses, avait-elle pensé. Elle gigota tant qu'elle finit par faufiler son maigre poignet d'entre les doigts de Loan. Sous l'élan, elle fut légèrement projetée vers l'arrière. L'homme tenta vainement de rattraper son épouse, qui se voyait partir, tomber par-dessus la petite falaise, glisser dans le vide et s'écraser sur la surface tumultueuse de la rivière. Alyénor fut engloutie par les eaux qui la glacèrent jusqu'à la moelle. La force du fleuve l'emporta rapidement à des mètres et des mètres plus loin en aval. Les remous étaient si furieux qu'elle buvait la tasse à peine réussissait-elle à sortir un peu la tête de l'eau ; elle tentait de nager, de se préserver d'une noyade certaine, mais la puissance de la rivière, ainsi que sa température très basse, aurait bientôt raison de sa faiblesse physique. Elle perdait son énergie et, rapidement, elle se sentit couler, n'ayant plus la force de se maintenir. Elle entendit Loan crier son nom. Au lieu de lui redonner un regain d'espoir et d'envie de vivre, elle se laissa tomber au fond de la rivière avec un certain soulagement... « Tu voulais m'abandonner... Vois. Je le fais avant toi. Qui abandonne qui, maintenant ? » pensa-t-elle tandis que ses poumons se remplissaient d'eau glacée.
© Gasmask