Au gré des voyages

Tourner en rond dans la demeure toute la journée, arpenter les pièces une par une comme un animal en cage. N’avoir pour seul distraction que la fente des rideaux qui donnait sur les passants. C’était la rendre folle que de ne pouvoir sortir à l’extérieur et de changer d’air. Sa demeure devenait étouffante pour elle, mais la peur d’une vengeance la tenait au cou. Savait-on que c’était bien elle qui avait commis ce crime ? Certains devaient s’en douter… C’était tellement facile d’accuser une étrangère pour ces chers nobliaux. Mais Geillis ne comptait pas se laisser faire ; un jour viendra où elle ferait son grand retour. Mais elle était condamnée à errer entre ces murs jusqu’à perdre la folie et n’avoir pour seule compagnie que ces imbéciles de serviteurs.

« Où est-il ? » hurlait-elle dans la demeure. « Pourquoi met-il autant de temps ? »

Elle s’empara alors d’un de ses précieux vases et le lança sur le sol de marbre. Le flaquât imposa le silence dans la pièce. Le pot s’était brisé en des centaines de morceaux qui s’écrasaient sur le sol. Soupirant de cet énervement, Geillis n’en démordait pas sur cette impatience. Ses serviteurs étaient apeurés de voir leur maîtresse se faire emporter par les délires de la paranoïa et personne n’aurait osé répliquer, craignant de subir le même sort que son mari et ses enfants.

La veuve Laoghaire se dirigea d’un pas ferme vers le serviteur qui avait dû porter la lettre à Lalvan. Sans prévenir, elle le frappa au visage du revers de sa main. Puis, le pauvre homme se cacha derrière ses mains, comme s’il cherchait à échapper au courroux de la jeune femme.

« Es-tu bien sûr d’avoir délivré cette missive, comme je te l’avais dit ? » lui demanda-t-elle en posant son regard de folie sur lui.
« Oui, Maîtresse, je l’ai fait. »
« Tu ne m’es d’aucune utilité toi ! »

Le pauvre serviteur s’attendait certainement à ce qu’elle le congédie ou le tue sur place, mais cette dernière se contenta de tourner les talons et d’aller se réfugier dans sa serre. Geillis y passait la plupart de ses journées à l’intérieur à s’occuper de ses plantes. Puisqu’elle n’avait plus ses enfants qui lui prenaient une bonne partie de son temps, elle pouvait se consacrer à ses précieux végétaux. Un peu d’eau pour celle-ci, une coupe pour celle-là et de l’engrais faisaient croitre ses nouveaux enfants. Oh, comme sa serre était belle et en bonne santé. Cela dit, elle pourrait demander des conseils à Lalvan dès son arrivée… La jeune femme avait tellement hâte de le revoir après toutes ces années, surtout en ce moment où elle se sentait terriblement seule.

La nuit était déjà tombée depuis quelques heures, quand on frappa à la porte. Geillis reconnut immédiatement son ami qui utilisait leur code secret. Après tant d’années, il s’en souvenait toujours. Les adolescents qu’ils avaient été à l’époque se reconnaissaient comme cela. C’était une aide pour la future jeune épouse qui cherchait à échapper à ses leçons de noblesse pour revoir son ami. Recouvrant une joie de vivre, elle se précipita vers la porte, manquant de glisser sur le sol lisse, et bouscula son portier. C’était à elle d’accueillir son ami, et personne d’autre. Quand elle ouvrit la porte, un sourire radieux s’afficha sur ses lèvres charnues. Oh comme elle était ravie d’enfin revoir son ami d’enfance. Geillis tendit ses mains vers lui et saisit les siennes avant de lui sauter au coup, trop heureuse pour garder son statut de noble. Mais elle se reprit rapidement, oubliant cet écart de conduite.

« Lalvan, comme je suis heureuse de te voir ! Entre. »

Elle l’enjoignit à passer le pas de la porte et de venir se restaurer dans la salle à manger. Il devait certainement avoir faim. S’asseyant en face de lui, elle lui proposa du vin et un bon repas chaud.

« Tu dois être mort de faim ! Au vu de tous tes voyages, cela doit être épuisant à force. Alors, dis-moi, où quelles contrées as-tu visitées ? » lui demanda-t-elle en buvant dans son propre verre.

Geillis tentait de cacher son mal être, mais là où elle aurait trompé tout le monde en détournant les conversations, Lalvan ne se ferait pas prendre à son jeu. Depuis toujours, il avait été le seul homme à la connaître assez pour voir qu’elle n’était pas bien au fond d’elle-même. Seul lui avait toujours su la déchiffrer, mieux que quiconque.



   

Encore une fois, Lalvan était là pour elle, prêt à la soutenir et à la consoler. Devant une telle sincérité, Geillis se sentait démunie, car elle-même n’était pas sincère envers sa propre personne. Elle vivait continuellement dans le déni, portant le poids de sa culpabilité sur les épaules. Jamais elle n’avait pu exorciser ces démons qui sommeillaient en elle. Peut-être était-ce le moment pour elle de vider son sac ?

La veuve Laoghaire prit volontiers la main que son ami lui tendait en un geste de tendresse, puis elle alla se glisser à côté de lui sur le banc. Son geste, empli de tendresse, témoignait de leur longue amitié qu’il y avait entre eux. Même s’ils ne se voyaient pas durant une longue période, quand ils se retrouvaient, c’était comme s’ils s’étaient quittés la veille. La tête baissée, Geillis osa relever les yeux pour croiser le regard de Lalvan. Il la regardait avec des yeux emplis d’amitié et d’amour qui avaient pour but de la mettre en confiance. Mais comment pouvait-elle être sûre d’elle à cet instant alors qu’elle s’apprêtait à avouer l’inavouable ?

Une vague d’angoisse s’empara d’elle lorsqu’il posa les questions qu’elle craignait le plus. Elle avait espéré pouvoir fuir encore à nouveau, mais elle était coincée. Geillis ne pouvait plus échapper à son destin ; elle était au pied du mur et ne pouvait plus faire marche arrière. C’était trop, tous ses souvenirs remontaient à la surface, toutes ses peurs et sa peine. Son visage alla chercher du réconfort au creux du cou du jeune homme, en des sanglots pathétique. Elle tenait le col de son veston, comme si elle avait peur qu’il lui échappe, comme tout ce qui lui avait filé entre les doigts ces dernières années.

« Oh, Lalvan. C’est terrible. » commença-t-elle, en pleurnichant.

Cette fois-ci, il était tant de tout avouer. Cela faisait des mois qu’elle vivait avec ce poids sur les épaules qui l’écrasait à chaque instant qui passait. Elle ne tenait plus. Elle n’avait plus la force de le supporter. Son secret restait enfoui en elle, comme un poison qui s’insinuait dans son corps et qui la faisait périr de plus en plus.

« Ils sont morts ! Tous morts ! Assassinés. » finit-elle par laisser tomber.

Mais alors que n’importe qui se serait attendu à une vague de pleures, les sanglots de la jeune femme se transformèrent en un rire odieux. Elle repoussa doucement son ami et se releva, arborant un sourire victorieux dévoilant ses dents qui furent autrefois acérées. Un rire cristallin se fit entendre, ne témoignant aucun regret pour ce qu’elle a fait. La jeune femme avait agi en connaissance de cause et était absolument sûre d’avoir agi pour le bien de toute sa famille. Plutôt la mort que le déshonneur. Elle n’aurait pas toléré que ses fils grandissent dans un monde où leur mère serait habillée de ridicule. Mais sa colère ne s’était pas assez apaisée après les avoir tous assassinés de sang froid. Non, elle devait encore se venger de la maîtresse de son mari. Geillis posa à nouveau son regard sur Lalvan.

« Je les ai tous tué. » avait-elle finalement lâché.

Et son rire hystérique s’échappa à nouveau de ses lèvres charnues. Enfin, le poids qu’elle portait s’envolait petit à petit. Tant pis pour ce qu’il penserait d’elle, tant pis si leur amitié se briserait – ce qu’elle n’espérait pas. Elle était enfin libérée.