± This place is mine ±

Dans l’ancien lieu de résidence du peuple Nain, un effroyable silence habituel règne. Quelquefois une pièce d’or chute, et s’écrase. Le bruit résonne, puis s’efface ; meurt. Comme tous ces squelettes qui reposent, çà et là, solitaires ou groupés, démembrés, encore vêtus ou équipés d’une arme émoussée, cette Montagne est morte. Depuis maintenant deux cents ans désormais, seul le vent pénètre dans ce complexe dénué de vie. Il parcourt les parois, longe les escaliers de pierre taillés, s’infiltre dans les fentes des murs imparfaits. Il s’immisce parfois dans les cavités créées par cet amas de pièces. Un océan doré demeure, intact depuis bon nombre d’années, au fin fond d’Erebor. Les joyaux luisent lorsqu’un pauvre rayon de soleil égaré parvient à emprunter une voie sans obstacle ; ils s’entrechoquent lorsque la bête remue. Saphir, émeraude, rubis, opale, topaze. Une richesse incommensurable immobile, abandonnée par ses premiers détenteurs, dérobée par l’être le plus avare de la Terre du Milieu. Mais ces pierreries ne sont rien ; là, quelque part, perdue dans ces collines matérielles gît l’Arkenstone. Ces couleurs, cette forme exceptionnelle ; le plus grand trésor des Nains. Et comme si cette chose rêvée, idolâtrée, adulée ne représente rien, l’unique habitant du Mont Solitaire somnole, blotti contre ce métal inestimable ; le reste lui importe peu. Sa fortune est si conséquente que tout son être pourvu d’écailles rouges et dorées est indiscernable. L’unique bruit qui anime ce lieu en grande partie délaissé n’est autre que le vrombissement provoqué par le museau du Dragon lors de sa respiration. Plongé au cœur de cet ancien royaume souterrain, celui-ci ne perçoit aucun son ; c’est à peine s’il peut sentir les courants d’air frais lors des saisons froides.

Il fait humide, une atmosphère glaciale et effrayante est devenue maître et se propage encore dans les profondeurs. Mais l’on peut toutefois sentir une chaleur inhumaine ; un râle d’agonie s’empare des salles adjacentes. La souffrance de ceux qui l’ont subi semble se répercuter sur la structure. Le sang des victimes du Magnifique a presque disparu ; évaporé, aspiré par la terre qui semble réclamer ce qu’elle a engendré. Elle efface toute trace de lutte au fil du temps, mais cet événement est gravé dans les mémoires et elle ne pourra pas l’y ôter. Il sera relaté pour que les générations prennent connaissance de cette affliction. Ce sombre jour, un souvenir tragique. Cette créature, ce monstre cracheur de feu. La destruction de deux cités influentes ; balayées par la puissance de ce démon en un jour.

Ses yeux ambrés sont enfouis derrière ses paupières écailleuses. Son sommeil dure depuis maintenant deux siècles, quelquefois interrompu. Il a besoin d’entretenir cette destruction ; rien ne doit reprendre vie à l’extérieur. La Montagne Solitaire est maudite par la présence du Dragon, ainsi que ses alentours. Le pouvoir ainsi exercé est impitoyable. Rien n’est épargné. Dehors, l’ancienne ville de Dale repose en ruine. Quelques bâtiments détruits subsistent encore, dont on ne devine que la forme. Impossible de déterminer quels étaient leurs fonctions. Moult chemins pavés sont marqués des griffes de la bête ; la poussière soulevée par le vent les a recouverts, comme pour masquer le désastre passé. Autour d’elle, la végétation a péri. Elle a brûlé. C’est un véritable désastre qui s’est abattu sur le Rhovanion. Le nom de Désolation du Dragon convient parfaitement à ce lieu qui reste ancré dans les mémoires.

Dissimulé dans les tréfonds d’Erebor, Smaug se repose. Malgré sa dernière bataille, son corps semble indemne. Ses muscles sont ankylosés par ce repos qui n’a duré que trop longtemps. Son esprit n’est encore prêt à y mettre fin ; cela serait bien inutile, aucun autre trésor ne lui convient. Cette richesse arrachée par une lutte acharnée lui revient de droit. Et il se remet doucement de ses précédentes prouesses, ignorant les machinations de ses ennemis, serein, enseveli.

Ses ailes sont recroquevillées contre son buste. Pliées et ingénieusement agencées, le Dernier des Grands Dragons peut, à tout instant, les déployer et prendre son envol. D’un geste majestueux, redresser son cou parsemé de crêtes et d’écailles flamboyantes, dévoiler ses pupilles perçantes et harasser son adversaire d’un regard haineux. Dévoiler son incroyable stature et le plonger dans un cauchemar mêlant flammes ardentes et crocs acérés. Tourmenter son âme, le pousser dans ses derniers retranchements puis dévorer son corps, accablé par l’effroi. Rien ne peut résister aux facultés de la bête. Il inflige des blessures mentales irréversibles avant de déchiqueter la matière. Qui pourrait-rester de marbre face à une telle Calamité ? Il suffit d’apercevoir ses imposantes pattes ornées de griffes affûtées pour prendre peur. Nul besoin d’assister aux dégâts de son Feu pour faire de Smaug un monstre redouté.

Soudain, son flanc gauche soulève ce monticule de pièces d’or. Un ras de marée doré se crée ; il emporte les coupes, couronnes, sceptres ; il glisse sur les écailles parfaites du Dragon. Un brouhaha vient briser ce silence idyllique. Il n’y prête guère attention. Ce doux bruitage vient lui rappelle l’immensité du trésor qui est sien. Une odeur de métal bienveillante l’enivre et le plonge dans un état de béatitude qui n’est pas pour lui déplaire. Son avarice est finalement comblée, après maintes années infructueuses dans les Montagnes Grises et les Brandes Desséchées. Sachant pertinemment, de par son statut de Grand Dragon, qu’il était voué à une destinée exceptionnelle, il était toutefois loin de s’imaginer propriétaire d’une fortune aussi considérable —bien qu’appropriée par la force et le meurtre. Et le voici désormais seul et unique maître d’un territoire abritant l’un des plus grands trésors de la Terre du Milieu, pour ne pas dire le plus somptueux, adéquat à l’habitat d’un dragon.

Tombé dans les bras de Morphée, Smaug peut-il songer ? S’imaginer plus cossu qu’il ne l’est déjà, victorieux d’autres combats, songer à la multitude de richesses qui résident en cette terre, qui n’attendent plus que d’être possédées par ce démon cracheur de feu. Ou bien n’est-ce que le néant qui habite les pensées du Dragon ? Peut-il sentir chaque pas, battement d’aile, murmure, chute au sein de son territoire ? Est-il réellement infaillible ?

Un danger le menace ; ils se regroupent. Mais le Somptueux ne craint rien ; il est sans peur. Inébranlable, imperturbable, il perpétue son sommeil. Son sens olfactif est si développé que des Nains ne pourraient pas pénétrer en cette Montagne sans être perçus. Les Elfes n’ont pas souhaité les aider ; qui pourrait bien accepter ce lourd fardeau ? Ce peuple sera seul pour résoudre ses problèmes, rétablir son échec. Smaug n’est pas dupe. Il sait irrévocablement que les Nains tenteront. Le Doré ‘attend avec impatience ce jour. Le jour où ceux-ci auront l’audace de le défier. Le jour où il pourra éteindre cette lignée de lâches. Ils ont fui par une porte cachée ; ils ont laissé leur peuple se faire exterminer, se sauvant comme des voleurs. Sage décision ? Ce n’est pas au Grand Dragon de le déterminer. Il ne sait pas encore par quels moyens il va occire ses derniers représentants. Mais ce dont il est sûr, c’est qu’il conservera ce Mont Solitaire aussi longtemps qu’il vivra ; personne ne le chassera de ces lieux.