It's unnecessary to judge me › Raeryan

Le monde sombrait sous un voile de nuit, étouffant les derniers rayons du soleil à l’horizon. La journée avait été fort mouvementée, et c’est dans la plus grande hâte que les nains rentraient chez eux profiter d’un bon repas quand ils ne finissaient pas leur journée à la taverne la plus populaire. Tout le monde, excepté Raeryan qui elle, avait débuté sa nuit par quelques urgences et consultations. Elle s’était déplacée de part et d’autre de la ville naine toujours à petites foulées. Et lorsqu’elle rentrait pensant avoir fini, là on venait toquer à sa porte, le tout dans un rituel toujours aussi imprévisible. C’est ça être guérisseur, et pour une naine aussi loyale et dévouée envers son peuple, ne pas en dormir de la nuit relevait du normal. Jusque là, elle n’avait eu que de petits malades, des enfants pour la plupart qui avaient aussi ce don d’en faire des tonnes juste dans le but d’avoir de l’attention et d’énerver leurs parents. C’était tout aussi épuisant qu’autre chose, et ce, même si les gestes restaient les même. Les enfants sont coriaces, têtus, et il faut souvent ramer pour avoir ne serait ce qu’un degré de douleur ou leur faire avouer leur comédie. Fort heureusement que Raeryan en patience incarnée avait toujours moyen de contourner les pièges qu’ils pensaient lui tendre.

Mais cela ne fut rien comparé à l’urgence qui lui pressait le pas à travers les ruelles, alors que la Lune avait dépassé son zenith. La guérisseuse avait alors été appelée pour un nain qui avait perdu connaissance après une crise importante qu’un simple remède ne pourrait sauver désirmais. Et lorsqu’elle arriva en trombe sur le lieu dit, elle se mit genoux auprès de la victime entourée de ses proches. Il fallait faire vite, et Raeryan ne se laissait pas emporter par la panique malgré les hoquets et les sursauts de terreur de la part de l’entourage de la victime qui semblait être dans un état d’inconscience depuis quelques minutes. Raeryan poussa assez sévèrement la femme du nain qui l’encombrait, lui demandant de rester à l’écart afin qu’elle puisse le faire revenir dans de bonnes conditions. Raeryan vérifia tout en quelques secondes, et lorsqu’elle se rendit compte qu’il ne respirait plus, elle le bascula sur le dos pour effectuer un massage cardiaque. Rien de pire que ces moments de suspens, où la vie de quelqu’un dépend de vos savoirs faire, sous la pression de l’entourage qui ne savent pas rester en place. Ils appelaient le nom du nain alors que Raeryan elle, continuait avec un grand professionnalisme ces gestes qu’elle ne connaissait que trop bien. Lorsque le nain montra des signes de vie d’un toussotement étouffé, l’agitation se fit plus intense, mais c’était loin d’être fini. D’un geste de main, la guérisseuse chercha à maintenir les nains présents à l’écart, qu’ils ne s’emballent pas et qu’ils ne compromettent pas la suite qui ne tenait qu’à un fil désormais. La tension était là, lourde comme un poids sur les épaules de la guérisseuse…La naine ouvrit la bouche du nain pour vérifier qu’il n’avait avalé pas sa langue et lui apporta plusieurs insufflations. Le plus important était d’être attentif aux moindres mouvements du corps du patient, tandis que la naine se redressa à nouveau, bras tendus sur le thorax de son patient en plusieurs compressions simultanées. Les membres du nain se crispèrent, des convulsions le traversèrent dans un signe d’une réanimation réussie.

« Attendez !!! » Hurla Raeryan à ceux qui osaient encore trop s’approcher.

C’est au bout de quelques séries encore que le patient se remit à respirer normalement tandis qu’il revenait à lui. Elle le rassura de quelques caresses impersonnelles sur le front et fit en sorte qu’il soit complètement rétabli avant de lui adresser quelques mots. Raeryan s’était épuisée, elle essuya d’un revers de manche la sueur perlant sur son front alors que la fatigue cernait ses yeux. Les premiers signes de l’aube se montraient et elle n’avait pas eu un seul instant pour se reposer un peu. Ce n’est pas pour autant qu’elle s’empressa de terminer ce qu’elle faisait, bien au contraire. Elle resta encore un moment auprès de son patient pour lui expliquer comment allaient se dérouler les jours à venir afin qu’il s’en remette au mieux et ce n’est qu’après en avoir touché deux mots avec la famille et puis prescrit des remèdes qu’elle quitta leur maison familiale.

Dans un relâchement des plus désagréables, luttant contre le sommeil d’une nuit qui était trop vite passée, la naine traina des pieds dans les ruelles jusqu’à son domicile et s’enferma chez elle. Ces quelques minutes avaient été longues et difficiles mais ne dépassaient en rien l’épreuve des escaliers qui conduisaient à sa chambre. Elle les gravit dans le plus grand mal alors que les marches ne lui semblaient pas avoir de fin mais se jeta finalement sur son lit comme un soldat mourant au combat. Abandon par K.O… celui qui avait besoin de son aide à ce moment là se verrait contraint de mourir sur place car c’est à peine si elle pouvait entendre les premières agitations matinales de son quartier.
Au bout d’une heure environ, les coups sourds contre sa porte résonnèrent jusqu’aux oreilles de la naine endormie. Le monde sembla vibrer autour d’elle, alors qu’elle se réveillait en sursaut.  Elle aurait tellement voulu faire comme dans sa jeunesse, faire tout comme elle voulait, quand elle le voulait et rejeter les obligations en s’échappant par la fenêtre…Malheureusement cela n’était plus possible, pas avec une telle vocation et surtout pas après tant d’années de dur labeur. Raeryan se frotta les yeux, s’étirant avant de se résoudre à se lever pour aller à son devoir, tout naturellement. Elle ne ronchonnait pas, elle ne bronchait pas, en revanche, il y avait intérêt à ce que leur raison soit bonne pour venir la déranger de si bon matin - Un euphémisme, après la nuit qu’elle venait de passer. La naine ouvrit alors la porte, la mine encore embrumée, mais parfaitement apte à faire son travail, après tout elle aurait pu s’en douter.

Elle ne s’attendait cependant pas à croiser le regard d’une personne qu’elle n’aurait probablement pas eu envie de voir dans de telles circonstances. Mais Laknir était bien de ce genre, à la surprendre…. Sans compter qu’il semblait avoir été un peu aidé alors que des senteurs d’alcool montèrent jusqu’au nez de Raeryan en même temps qu’il lui avoua avoir besoin de ses remèdes. C’était une façon peu conventionnelle de dire bonjour à une amie à qui on n’a pas dit au revoir mais Laknir était descendu déjà bien bas dans son estime alors qu’il était parti sans lui adresser un seul mot. La naine était partagée entre la rancune et la joie, la tristesse et le soulagement. Pour rien au monde elle n’aurait eu envie d’avoir un tel ressentiment à l’égard d’une personne qu’elle avait énormément apprécié par le passé mais cela ne faisait pas tout ; elle ne pouvait se résoudre à le laisser décuver dehors pour lui apprendre les bonnes manières, pour la simple et bonne raison que ça allait contre ses principes et ce, même envers quelqu’un qui s’était montré égoïste. Après tout, il sollicitait la guérisseuse, pas l’amie…. alors elle laissa la porte ouverte, le temps de s’approcher de lui et de le tirer par le bras et le faire entrer dans sa demeure. Si au moins elle le laissait entrer, elle ne voulait pas qu’on le voit trainer devant chez elle trop longtemps dans un tel état : ça donnerait de mauvaises idées aux autres nains au sortir d’une taverne. La guérisseuse avait alors imposé un lourd silence, jusqu’à ce qu’elle le fasse asseoir de force sur un des canapés de son salon. Il pourrait alors constater que rien ici n’avait changé, chaque chose à sa place, l’endroit vide  de vie et pourtant l’un des foyers les plus chaleureux d’Ered Luin. Elle relâcha son bras, relevant ses yeux verdoyants sur son ami ; voilà bien longtemps qu’elle ne l’avait pas vu. Il n’avait pas changé mais quelque chose semblait être parti et ce n’était pas dû au regard embrumé qu’il lui adressait, c’était quelque chose de bien plus profond. Quelque chose était mort, quelque chose qui ne serait plus, son aura en était entachée et Raeryan était bien trop sensible à ce genre de chose pour ne pas l’avoir remarqué. Elle ouvrit la bouche, sur le point de lui demander pourquoi mais avait l’impression d’avoir en face d’elle une toute autre personne. A quoi bon demander ?

Elle se contenta alors de l’observer, cherchant désespérément réponse aux multiples questions qu’elle avait pu se poser depuis ce jour où il avait disparu de son plein gré. Ce n’était pas le meilleur moment pour lui demander des comptes, elle en avait conscience et même si les reproches lui brulaient les lèvres, elle ne pouvait se résoudre à l’accabler d’avantage. Alors la naine se redressa et sans un mot, quitta la pièce pour aller chercher de quoi lui épargner les migraines. Une fois dans son laboratoire, seule, la naine glissa sa main sur son front en posant ses coudes sur le plan de travail afin de remettre ses pensées dans l’ordre. Il lui fallait le temps d’assimiler cette visite inattendue, sans compter le fait qu’elle s’était sentie défaillir dès l’instant où elle avait croisé son regard sur le seuil de sa maison. Elle avait beaucoup souffert de son départ, alors qu’il se pointe la bouche en cœur sans prévenir, c’était bien trop d’un seul coup. Les larmes menaçaient déjà de perler alors que ces désagréables picotements au bord des yeux l’empêchaient de se concentrer. La guérisseuse déglutit, expirant longuement toute sa frustration pour repartir sur de bonnes bases. Elle se redressa aussitôt, préférant revêtir un masque de cire plutôt que de se laisser aller à de telles faiblesses, en espérant qu’il ne finisse pas par se fissurer. La fatigue devait sans doute beaucoup jouer à ce qu’elle soit autant à fleur de peau ce matin là mais elle se montrait bien plus forte qu’elle ne le voulait et revint dans le salon, un remède a la main accompagné d’une tranche de brioche dans le but d’éponger l’alcool qui déferlait dans le sang de Laknir. Elle prit place à ses côtés, l’air grave en lui tendant le verre et la petite assiette sur laquelle était posée la viennoiserie.

« Je ne m’attendais pas à te revoir. »

La question n’était pas là, mais la remarque en sous entendait des millions. Ils furent suffisamment amis fut un temps pour qu’il reconnaisse là, sa manière de fonctionner.

C’est avec la plus grande attention que Raeryan observa Laknir réagir sous ses premiers mots, entamant un dialogue qui ne serait pas sans difficultés. Elle en était consciente, mais ne pouvait garder pour elle tous ces questionnements à l’égard du nain. Alors les réponses arrivèrent bien plus vite qu’elle ne l’aurait imaginé, attirant son attention dès les premières syllabes prononcées. Mais à mesure qu’il parlait, la naine se sentit suffoquer, nouant qu’un peu plus le nœud qui la dérangeait au plus profond. Ses mots étaient durs, lancés comme si ils n’avaient pas plus de signification et surtout, il la fuyait du regard. Un manque d’assurance, un refus d’assumer ?  Elle ne pouvait s’arrêter dessus tant ce qu’il lui crachait au visage brisait bon nombre de souvenirs. Et les violons grinçaient, la lame dans la plaie remuait alors qu’il la maniait à bras tendus, l’enfonçant un peu plus dans sa chair. Personne n’avait jamais fait autant de mal à Raeryan que Laknir  à cet instant en la traitant comme une vulgaire chose dont on peut se débarrasser après avoir profité de sa gentillesse. Ça dépassait en réalité bien plus qu’un simple agacement car Raeryan toutes ces années l’avait quand même défendu face aux racontars que l’on faisait suite à sa disparition. Bien sûr qu’elle lui en avait voulu, mais elle avait longuement persisté et tenu tête aux rumeurs qui nuisait à la réputation de son ami, tout cela dans l’espoir qu’il revienne et que tout soit comme avant. De belles illusions.

A sa dernière phrase, la douleur était bien trop insupportable pour qu’elle s’enferme d’avantage dans le silence, alors la naine fit claquer lourdement sa main sur la joue du nain. Elle y était allée tellement fort que la peau du nain en fut bien vite rougie alors que le claquement avait résonné dans toute la pièce. La guérisseuse était profondément bouleversée par les propos qu’il tenait, ne reconnaissant pas là celui qu’elle avait tant apprécié par le passé. De la méchanceté gratuite, de la non reconnaissance, de la haine…Laknir avait beau recevoir une claque physique, il ne recevait en réalité qu’une infime partie de la peine qu’il avait semé sur elle a partir du moment où il s'en était allé. C’était donc ça ? C’était là la valeur qu’il accordait à Ered Luin, à son peuple et à leur amitié si sincère ? Elle qui avait tant fait pour lui, passant des heures à son chevet et qui l’avait soutenu en toutes circonstances. Raeryan avait ce principe là de ne jamais rien attendre en retour de ce qu’elle faisait, elle n’aurait cependant jamais désiré se recevoir de tels mots sifflant dans ses oreilles comme des insultes. La naine croisa immédiatement le regard de Laknir et dans ses hésitations entre la tristesse et la colère la naine se mordit les lèvres. En l’espace de quelques secondes seulement, elle aurait presque regretté son geste dans son intensité, parce qu’elle ne s’était jamais laissée dominer par des excès de colère et que lever la main sur ses proches lui avait toujours semblé impensable. Le coup était cependant parti sans qu’elle ne puisse le retenir, dans la détresse la plus totale alors qu’elle lui suppliait d’arrêter de la poignarder. Là, un retour à la réalité, un dur éveil en même temps que le remède qu’elle lui avait offert devait commencer à faire ses premiers effets.

« Comment oses tu ?! » s’étouffa t-elle.

Raeryan savait qu’il avait énormément souffert du décès de sa femme, comme tout son entourage, comme tous ses proches et tous ceux qui avaient pu croiser un jour, le chemin de cette naine incroyable. Mettre cette perte en lien avec le changement de personnalité de Laknir était pour le moment assez tiré par les cheveux pour Raeryan. Parce qu’elle jugeait qu’une personne disparue ne doit pas voir ses principes à ce point bafoués quelque soit l’intensité de l’amour que l’on a pour cette personne. Et Laknir se présentait comme le parfait contraire de ce que sa défunte femme aurait aimé voir. Raeryan ne l’avait connue que trop peu, pas souvent disponible pour se laisser inviter et profiter de leurs talents d’hôtes à l’époque. Il arrivait parfois qu’ils passent la voir, pour un contrôle de santé, pour lui apporter de quoi la remercier pour l’aide qu’elle leur apportait que ce soit en ayant guéri Laknir ou en ayant vérifié que la grossesse de sa femme se passait bien. Mais ce n’était rien comparé aux fois où elle avait entendu Laknir vanter ses qualités - Une femme brillante, qu’on avait eu la chance de compter parmi les naines.

Quoi qu’il en soit, même si tout cela provenait de la mort de sa femme, ça n’excusait en rien de partir comme un voleur, de revenir de longues années après frapper aux aurores demander des remèdes et ensuite avouer qu’il n’aurait pas voulu la revoir. C’était cruel, de profiter à ce point de la bonté d’une personne alors qu’elle aurait très bien pu le laisser dans son état d’ivresse et misérable dans le coin de l’allée. Mais au nom des souvenirs, de ces instants qui les avaient liés d’une amitié sincère, elle n’avait pas pu se résoudre à l’abandonner. C’était ce même sentiment qui aurait du le faire venir jusque là, et non pas un simple remède ni même une obligation... Le plus terrible dans tout cela, c’est qu’il la connaissait tout aussi suffisamment incapable de le mettre à la porte et de lui tourner le dos s’il l’appelait à l’aide. Rien qu’à penser à cela, son cœur sembla louper un battement - il le savait, oh oui, il savait que même si Raeryan l’avait giflé violemment elle resterait à le soutenir. Et même de longues années après, l’affection qu’elle avait pour lui restait intacte, Raeryan avait fini par s’en rendre compte alors qu’à présent ses yeux se remplissaient de perles d’eau. C’était une pure folie. Le silence pesant, la naine se faisait une nouvelle fois violence pour ravaler ses larmes, brisant là l’expression neutre qu’elle avait réussi à garder tant bien que mal. Le regard accroché à celui de Laknir qui devait sans doute se poser des questions sur ce qu’elle pensait réellement, Raeryan ne tarda pas là lui faire comprendre qu’il était mal placé pour dire quoi que ce soit. Ça aurait pu très bien se passer entre eux, si seulement il s’était montré plus aimable, mais puisque ce n’était pas le cas elle ne se privait pas de lui déballer ce qui lui avait brûlé les lèvres d’un ton sec.

« Tu te pointes chez moi pour me réclamer des remèdes contre ta gueule de bois et en plus tu m’annonces du plus simplement du monde que tu ne souhaitais pas revenir ?! Est-ce que tu t’entends parler au moins ? »

Même répéter ses mots relevait de l’irréel tant c’était choquant compte tenu de la bonne éducation qu’il avait reçue. Mais si un jour on lui avait dit que Laknir lui dirait de telles choses, elle ne l’aurait jamais cru ; lui qui était si sympathique, et dont le courage n’avait rien à envier à personne…Le voilà qui avait lavé son âme de toute affection envers ses proches, en écho aux traits décousus de la naine.

« Qu’est ce que j’ai fait pour mériter autant de mépris de ta part Laknir ? » Soupira t-elle.

Quelque chose en elle refusait encore de le croire, il lui était inconcevable de croire que son cher ami n'était plus. Mais pour le moment il avait animé assez de colère en elle pour qu'elle ne reste pas sans réagir.