La première maison simple - Elrond

Son regard s'était porté sur l'horizon. Vide, pas même les étoiles arrivaient à allumer un semblant de lumière au sein de ses pupilles ternes. Les vagues ne semblaient être que de floues esquisses détaillant parfois l'étendue bleue et macabre qu'elle observait en silence. De cet océan, elle ne voyait que la mort. La mort de ce en quoi elle avait cru, de ce qu'elle avait toujours voulu. Toujours aimé. Et le sable dans lequel ses pieds nus s'enfonçaient voulait la garder captive pour l'obliger à contempler ce qui avait un jour, brisé ses rêves, sa vie. Punie pour s'être endormie, punie pour avoir tué malgré elle son roi. Qu'allait-elle faire à présent ? Faire marche arrière, remonter dans ces montagnes blanches qui l'avaient piégées, et revenir seule, encore plus seule qu'avant, sur des terres qu'elle avait fuit ?

Elle marcha en direction du Nord. Passa dans les terres des hommes sans en voir aucun, marchant à travers des champs abandonnés entourant des cabanes de paysans qui tombaient en ruine. Nimrodel traversa les rivières sans voir âme qui vive et se fiait seulement aux étoiles pour guider ses pas. Après tout, cela faisait tellement de temps qu'elle foulait ce monde que la moindre parcelle lui semblait familière mais aussi étrangère. Les hommes avaient apporté avec eux des cadavres qu'elle voyait parfois pourir au sol. Les nains, se dit-elle en passant non loin d'une Moria à présent délaissée, voleraient jusqu'aux éclats qui brillaient dans les yeux de chacun pour peu que cela avait de la valeur. Et lorsqu'elle passa sur ces qui était autrefois le territoire de Dan, le fils de son frère jumeau, lorsqu'elle vit la transformation de ce qui était il fut un temps Ossiriand, Nimrodel se dit que les elfes avaient eux aussi apporté la violence sur ce qui était pourtant un endroit de paix. Fratricides, prompt aux guerres.. Et hautain. Pour peu qu'un elfe soit né dans un clan peu connu, son éternelle vie sera maintenue au bas de l'échelle. Le voilà, ce monde que Nimrodel avait cherché à fuir pour Valinor, et en voyant les lambeaux de là ou autrefois ses frères et soeurs Eldars chantaient sans connaître aucune peine ni douleur, quelque chose naquit lentement dans son coeur veuf.

Dans un village esseulé, une nuit, des bruits l'interpellèrent. Ce n'était pas le cris d'une femme courbée sous les coups de son mari, ou encore la gorge qui se fend sous la lame d'un voleur. Au fond d'une grange, une jument tentait de mettre bas mais sans l'aide aucune de celui à qui elle devait appartenir. Le poulain était à moitié né, mais sa mère n'aurait pu le mettre au monde si la nandor ne l'avait aidée. La vie, même seule, continuait d'exister sur ce monde corrompu par la violence et la guerre. Elle-même n'était pas innocente, et elle le savait. Nimrodel avait fuit la bataille des larmes innombrables, avait fuit ses responsabilités, son implication en terre du milieu, jusqu'à même refuser de se marrier avec celui qu'elle aimait. Et pourtant le soleil se levait toujours sur un monde qu'elle croyait en ruine, et des êtres continuaient de naître et de vivre.
Nimrodel s'assoupit près de la jument et de son petit, et lorsque l'homme abassourdit la réveilla sans croire ce que ses yeux lui montraient, elle lui proposa de prendre ses deux animaux. A part ses armes et ses vêtements, l'elfe n'avait rien à donner, sinon ses dons de guérisseuse. Elle resta ainsi quelques mois à protéger la vie de ce petit village et à voir le poulain qu'elle avait fait naître grandir avant de partir aussi simplement qu'elle était venue. Si ce temps au contact des hommes lui avait semblé court, ce fut pour eux deux longues années de cohabitation avec cette elfe à l'accent chantant. Si les hommes avaient fait couler le sang, ceux-là étaient tout ce qui était de plus humble et chaleureux, et Nimrodel n'aurait pas cru pouvoir vivre avec eux de manière aussi facile. La belle serait probablement restée plus longtemps si son passage dans le village n'avait commencé à attirer tant de monde.

Le poulain était devenu un étalon, et, partant avec sa mère, Nimrodel quitta la présence humaine pour retourner dans sa solitude. Au fond de son coeur était né l'espoir d'un monde qui, bien moins paisible que Valinor, pouvait peut-être vivre dans une paix aussi douce que celle de ces villageois. Alors elle cheveaucha en direction du Nord, toujours du Nord, suivant la Gwathlo puis la Bruinen, faisant confiance aux rivières pour la guider en un endroit qui pourrait servir sa cause nouvelle. Sans s'arrêter cette fois-ci, Nimrodel évita les villes et autres villages, voyant se profiler les montagnes bleues qu'un jour elle avait eu peur de traverser.
Mais le galop de ses deux cheveaux s'arrêta soudainement. Leur souffle murmurait à l'elfe la présence d'autres personnes, de choses que les bêtes n'avaient jamais senties auparavant. De loin, les paroles qui parvenaient aux fines oreilles de Nimrodel n'étaient pas en langue commune, mais dans une langue.. Bien plus connue. La belle se doutait qu'elle devait arriver sur des terres elfiques, sans pour autant savoir lesquelles tant sa vie avait été menée de manière recluse, cachée du Monde. A part savoir qu'elle était au Nord et proche de la Bruinen, elle ne savait rien. Rien, si ce n'est qu'elle espérait pouvoir trouver un ami dans sa nouvelle quête vers la paix.

Spoiler:

L’accablante nouvelle d’une troupe d’Orcs rôdant dans les environs d’Imladris était parvenue à Elrond, ce matin. Manquant cruellement d’activités dignes de ce nom, le Seigneur en personne décida de diriger la patrouille qui s’élança, sur leurs chevaux, au triple galop pour débarrasser la région de ces indésirables créatures. Les paysages connus défilaient à vive allure tandis que dix elfes, Elrond en tête sur son étalon noir, s’élançaient de par et d’autres, leurs regards perçants balayant le relief à la recherche de têtes vertes, boursouflées et hideuses d’Orcs. Ils n’en trouvèrent pas. Elrond savait qu’il pouvait se fier à ses sentinelles et pensa donc que ces monstruosités avaient, de leur plein gré, libéré l’espace de leur immonde présence. Tant mieux. Ils avaient passé une partie de l’après-midi à ratisser le coin et Elrond estima que cela suffirait pour aujourd’hui. D’une voix autoritaire, il donna l’ordre de rebrousser chemin, ce que tous firent aussitôt. Les chevaux pivotèrent et ils rentrèrent, à un rythme plus tranquille.

Sur la route du retour, les elfes discutèrent tranquillement, sans vraiment de préoccupation, de choses et d’autres sans importance. Elrond échangea quelques paroles mais, en ce jour, il fut plutôt pensif. Le fait de ne pas avoir trouvé le groupe d’Orcs le rendait un peu soucieux. Un peu plus tard, il remarqua une silhouette féminine, élancée, typique d’une elfe, montant un cheval plein de fougue et suivi d’un animal à la robe similaire, mais apparemment plus vieux. Elrond en fut intrigué mais se méfia également. Il ne reconnut pas cette personne et il demanda à deux de ses soldats d’aller coincer l’étrangère, par simple sûreté. Elle ne semblait pas hostile ni bien dangereuse, mais aucun risque ne devait être encouru en ces temps troubles. Les gardes lancèrent leurs montures au galop et allèrent menacer l’arrivante de leurs arcs. Le reste de la patrouille les rejoignit peu de temps après. Elrond s’avança plus que les autres, toisa l’inconnue de sa selle, tournant autour d’elle pour essayer de déceler un quelconque indice sur sa provenance et, peut-être, sur sa destination également. Rien ne lui apparut probant si ce n’est que les habits n’avaient rien de très elfiques… Assez pauvres en ornements, dans un style très « humain ». A part cet étrange détail, rien ne sauta aux yeux d’Elrond, si ce n’est l’air mélancolique qu’affichait ce tendre visage et l’odeur de tristesse qui émanait d’elle. Le Seigneur en fut troublé.

« Qui es-tu et que viens-tu faire par ici ? » lui demanda-t-il d’une voix rauque.

Les arcs que bandaient les elfes ne se baissèrent pas.

HRP: