C'était un dimanche, j'en mettrais ma tourte au feu. Ce souvenir a beau remonter à plus d'une vingtaine d'années, je pense être dotée d'une mémoire suffisamment pointilleuse pour pouvoir vous le raconter dans ses moindres détails. Il y a des sensations que l'on ne peut oublier et celle que je m'apprête à vous conter en fait partie. Je disais donc, cela s'est passé un dimanche, alors que les prés étaient en fleurs et que le soleil brillait au-dessus de la Comté. En somme une belle après-midi d'été. J'avais à l'époque douze ans. Mais j'avais déjà écopé de cette fâcheuse tendance à écouter aux portes et regarder par les fenêtres. Celle qui parfois est si malvenue. Celle qui me permet d'avoir toujours une longueur d'avance sur toute la communauté des Semi-hommes.
C'est d'ailleurs grâce à elle que j'avais appris l'arrivée d'une sommité tout à fait attendue dans notre village. Un véritable e.x.p.e.r.t avait-on dit. Oui, mais un expert en quoi me demanderez-vous ? Ceci, c'était à moi de le découvrir. Et j'étais toute disposée à accepter la mission. Enfin, tant que cela ne demandait pas de s'aventurer trop loin parce que j'avais un peu peur de me perdre et ne jamais retrouver le chemin du petit Smial de mes parents.
Fort heureusement, la bonne fortune avait décidé de frapper à ma porte et je n'eus point à chercher l'individu bien loin. Celui-ci venait justement à notre rencontre, sur son grand cheval gris. Si vous aviez pu le voir, vous en auriez fait la même description que moi. D'allure négligée, la barbe entremêlée descendant jusqu'au milieu de son torse, les mains noueuses et boueuses...C'était certain, cet étranger venait soudainement de perdre toute sa superbe à mes yeux. C'est d'ailleurs pour cette raison que je m'en souviens avec autant d'exactitude : de toute ma vie je n'avais jamais vu une personne si peu propre sur elle et j'avais espéré à cette époque, ne pas revoir une telle désolation.
Une moue déçue sur le visage, mon intérêt pour cet "expert" venait de fondre comme beurre au soleil. Sans doute était-il un spécialiste en fourberies ou chercheur de Mathoms oubliés. Rien qui ne vaille un accueil digne de ce nom. Je m'apprêtais à retourner à ma cueillette lorsqu'un détail attira mon attention de petite hobbite fouineuse. Le Thain en personne venait à sa rencontre et le guidait jusqu'à un coin reculé. Il avait cet air qu'on lui retrouve parfois, celui qui disait : "J'ai des affaires à traiter petite, va donc voir près du Brandevin si j'y suis !" . Sauf que moi le Brandevin, je l'avais déjà vu et beaucoup de fois. Et il n'y était jamais. Alors je coupais à travers les champs du père Magotte par un chemin que je savais dissimulé, même aux regards des hobbits les plus affutés. Les hautes herbes me chatouillaient la plante des pieds et j'étais, à l'époque, si petite que l'on voyait à peine le sommet de mon crâne se frayer un chemin parmi les épis de blés.
Ce chemin transversal me mena directement près de la demeure du Thain. Oh, je sais ce que vous pensez, petits filous mais non, ce n'était pas dans mes habitudes d'espionner le chef du village. D'abord, il était bien trop vieux pour moi et pas du tout à mon goût ! Revenons-en à notre histoire, voulez-vous ?
Cet étranger, je l'apercevais depuis le large buisson derrière lequel je m'étais réfugiée. Les deux compères se tenaient devant de grandes caisses de bois que je savais destinées à l'Herbe à Pipe. La Sonnecor, très exactement. Ils chuchotaient avec animation, si bien que je ne pu discerner que quelques brides de leur conversation. Visiblement, j'assistais là à une transaction importante car le manant demanda bientôt à essayer la marchandise. Pas de trésor, pas de surprises. Je dois l'avouer, mon intérêt était soudain plus décroissant que jamais. Mais je ne pouvais risquer de quitter ma cachette sans me faire voir...alors je profitais moi aussi des épaisses fumées odorantes qui s'échappaient jusqu'à moi. A l'époque, je ne le savais pas encore, mais cette journée avait éveillé en moi une véritable passion dévorante pour ces petites herbes aux arômes si raffinés et si agréables. Bien que jamais personne ne le devinât car je gardais cet aveux pour moi. Fumer la pipe, pour une dame, n'était pas très bien vu.
Somnolant à moitié dans les vapeurs douceâtres, je me surpris à rêver de terres inconnues et de peuples lointains, à l'image de ceux qui vivaient au travers des histoires que me racontait Myel. Mais vite, les hauts arbres et les elfes virevoltant sous leurs branches me quittèrent car le Thain venait de terminer son affaire.
Le gueux prit congé en annonçant qu'il était toujours fort intéressant de faire affaire avec les hobbits et que leurs marchandises restaient de loin les meilleures qu'il n'eut jamais goûté. Le roi en serait fort satisfait. A cet instant, je ressentis une certaine fierté de savoir mes petites gens si prisés par de hautes personnes. Bientôt peut-être nous serions célèbres à travers tout l'Eriador et même les elfes volants viendraient de leurs forêt pour nous voir ? La petite fille que j'étais en était secrètement convaincue.
Mon visage s'éclaira d'un sourire satisfait alors que je me promettais que moi aussi, j'aurai ma part de gloire, plus tard. Les pâtisseries que je confectionnerai plus tard feraient le tour du monde et les peuples tiendraient les hobbits en haute estime. Autant que l'étaient les nains pour les gemmes et leurs richesse !
Oh oui, déjà à l'époque je voulais tout ça. Bien sûr, mes gourmandises ne faisaient que le tour de la Comté et mon enthousiasme avait été quelque peu limité...mais pas la tendresse et l fierté que je portais à l'ensemble de mes petits hobbits. Ah ça non !
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