De père à fils

Les temps où je suis sûr de moi sont désormais bien lointains dans ma mémoire. Après ma désastreuse façon d’ouvrir mon cœur à Histiel, j’avoue sans peine avoir du mal à trouver le sommeil. Je ne comprends pas pourquoi elle ne m’a pas repoussé. Certes, la jolie elfe brune commence à me connaitre depuis le temps que nous sommes amis, mais pour le coup, je ne suis pas tout à fait sûr qu’elle comprenne ce que signifie réellement ce pas que j’ai fait vers elle. Depuis que j’ai perdu mère, depuis qu’elle est partie avec ces mots laissés dans le creux de mon oreille juste avant de prendre le navire. Aujourd’hui encore ils résonnent en moi et je suis incapable d’avouer à haute voix ce qu’il se passe dans ma tête et dans mon cœur. Si, contrairement à mon frère, j’ai su voir en Père un pilier pour éviter de me lancer dans une quête sans fin de vengeance et de destruction, j’ai tout de même eu du mal à accepter son départ. Aujourd’hui encore je la pleure. Autrefois, j’avais déjà du mal à accepter les gens dans mon cœur, au-delà des quelques membres proches de ma famille. Il n’y avait que peu de personnes dont j’acceptais le toucher, en dehors du moins des entrainements à l’épée. Le contact physique a toujours été pour moi quelque chose d’un peu tabou, comme si les gens allaient me changer lorsqu’ils me touchaient. Depuis le départ de Mère pour Valinor, cela s’est aggravé et mon isolement n’a d’égal que cette étrange nostalgie qui m’empêche de m’attacher aux gens.

Un soupir monte à ma poitrine alors que je grimpe les marches de la cité pour aller rejoindre Père. Je n’ai pas besoin de prévenir l’elfe de mon arrivée, je sais que ses rêves lui auront déjà appris que je voulais le voir. Cela fait déjà quelques jours que je suis dans la cité, depuis l’anniversaire d’Eléa,, même si j’ai pris quelques jours pour m’éloigner de tout cela et décider ce que j’allais bien pouvoir faire de ce sentiment qui m’envahit lorsque je pense à une certaine elfe, et après une journée passée au bord de la rivière avec Histiel et cet aveu me tourmente déjà. Alors, voilà. Je vais voir Père comme à chaque fois que j’ai besoin de conseils. Le bruit léger de mes pas sur ces marches maintes et maintes fois utilisées me rassure, et finalement, j’arrive devant les appartements de Père en courant, comme un elfling qui ne fait plus attention à ce qu’il fait sous le coup de l’excitation. Quelque part, c’est ce que je suis en ce moment.

Je ne prends pas non plus la peine de frapper, j’entre dans la pièce et m’immobilise à quelques pas de la porte. Père me remarque assez vite et je lui laisse le plaisir de me prendre dans ses bras pour me saluer, me forçant même à répondre à son câlin avant de m’installer à côté de lui sur un fauteuil. Je gigote durant quelques secondes avant d’accorder un regard désolé à Père, et je m’installe en tailleurs sur le fauteuil sans retirer mes bottes. Ce fauteuil n’est confortable que comme ça. Heureusement, mes bottes sont propres, presque neuves.

- Par quoi veux-tu que je commence, Père ? Ma chevauchée au Rohan de ces derniers mois ? Ou alors, la raison pour laquelle j’ai passé tout le dernier mois à faire des tests dans les forges et à rendre fou les maitres en joaillerie ? Peut-être devrais-je vous parler de cette étrange petite demoiselle avec qui j’ai esquivé une attaque d’orc il y a quelques jours. Ou alors… Ou alors, peut être commencer par ma journée à la rivière où Histiel m’a torturé avec les grenouilles et où j’ai fini par lui demander de la manière la plus catastrophique qu’il soit possible d’inventer de m’épouser ?

Un rire amer monte à ma poitrine. Bon, je n’ai pas été jusqu’à lui demander de m’épouser. Juste de songer à faire un bout de chemin avec moi. Et, quand on est un elfe, un bout de chemin, c’est toute la vie.

C’est toi qui décide. De toute façon, nous avons la soirée, non ? J’ai prévu d’aller voir Grand-Mère en Lorien d’ici quelques jours, d’ailleurs. Si tu as une missive ou quelque chose à lui faire parvenir, n’hésite pas : tu sais que je voyage toujours léger.

épuisé… Je répète machinalement le mot, alors que père s’installe à côté de moi. Mon regard se fait lointain durant quelques secondes, comme si je pesais ce mot. Oui, il est plus que vrai. Epuisé, lassé, fatigué, tous ces synonymes résument bien mon état, et rester en Imladris n’est pas forcément la meilleure solution pour que ça passe, non. Trop de souvenirs brisés par ici. Trop de cette étrange torpeur qui me prend. Ce n’est plus ma maison, ni mon foyer. Mon foyer, c’est ce feu de camp que je monte tous les soirs, cette tente qui m’abrite quand il pleut et la couverture élimée dans laquelle je m’enroule avant de m’endormir. Toute cette solitude est ce que j’aime, plus que tout, qui me comprend et ne parle que rarement. J’aime avoir pour seule compagne la respiration de ma monture. Oui, c’est le mot juste, je pense. Un sourire contrit monte à mes lèvres alors que je relève les yeux pour les plonger dans ceux de mon père. Il ne peut savoir que ce simple contact de sa main sur mon épaule m’apporte plus de réconfort que tout un discours. Non, il ne peut le savoir. Pour moi qui déteste tout contact physique, aujourd’hui cette main sur l’épaule est un véritable bonheur. Père a toujours respecté bon besoin de rester éloigné de tous, et aujourd’hui, ce serait presque moi qui rechercherais son contact, comme un enfant qui a besoin des bras emplis de réconfort de ses ainés. Oui, parfois, cet enfant que mon cœur a enfermé dans une boite aux bords épais renait, et je ne suis pas sûr de savoir jusqu’à quel point je suis capable de le garder enfouis. Je hoche la tête aux paroles de mon père et me mords la lèvre inférieure. Je vois ce que tu veux dire, Père. Mais ici… Je ne peux pas rester ici. Je vais partir, pour aller voir grand-mère. La Lorien a toujours su me garder quelques semaines. Et, les biscuits des cuisiniers de Galadriel m’ont toujours fait faire des centaines de kilomètres, juste pour le plaisir de les dévorer. Je sais que je vais faire de la peine à mon père, mais Imladris n’est plus mon foyer depuis le départ de mère. Cet endroit, je le fuie autant que je le peux, et je n’ai de cesse de me retrouver encore et encore devant des lieux où autrefois mes rires ont retentis. C’est douloureux. Dire qu’un jour, je serais celui qui devra reprendre les rêves de cette cité. Comment faire quand on ne peut y rester cinq minutes d’affilée sans y avoir les pires souvenirs de sa vie qui reviennent à l’assaut ? Je ne sais pas. Un jour, lointain je l’espère, je devrais me faire violence. Mais, en attendant, je peux parcourir les routes, encore et encore, pour y être heureux au jour le jour, quitte à rentrer dans un état d’épuisement plus que certain. Ne t’en fait pas, Père. Je ne partirais pas seul cette fois. Histiel m’accompagnera sur les routes. Elle souhaite aller en Lorien elle aussi.

Mais, de tout mon long discours de tout à l’heure, père ne semble avoir retenu qu’une seule chose : le passage sur mon amie de toujours. Je fais une grimace et je me passe la main dans les cheveux pour les ébouriffer un peu. Allons bon, voilà que je vais devoir expliquer toute cette catastrophe à mon père, maintenant. En fait. Oui et non. Tu sais, je pense, que mon cœur est attiré par Histiel depuis… pratiquement toujours. Je t’en avais déjà parlé… Je crois. Et, tu sais aussi que je suis d’une maladresse sans fin quand il s’agit de parler sentiments. Il suffit de voir comment j’agis avec toi ou avec Arwen. L’autre jour, à la rivière … Je…. L’ai embrassée. Et je lui ai offert une bague que j’ai fabriquée pour elle. Mais, c’était tout simplement… lamentable. Je me suis embrouillé les pinceaux et… Je lui ai demandé d’y réfléchir. Qu’on puisse en discuter plus en profondeur. Mais, j’ai plus l’impression de m’être cassé la figure du haut d’une falaise que de lui avoir ouvert mon cœur…

Je suis sûr que mamie sera enchantée de te revoir. Cela fait longtemps, en effet, que vous ne vous êtes vus. Un sourire, sincère. Quelque part, je le sais, j’ai plus changé ces dix dernières années, depuis que j’ai trouvé Eléa au détour d’un combat qu’en près de trois mille ans auparavant. Si j’ai toujours du mal à rester en Imladris, ce n’est plus autant parce que j’y ai d’anciens souvenirs de ma mère et qu’ils me font souffrir. Si les souvenirs ne s’effaceront jamais, aujourd’hui j’ai plus envie de parcourir le monde pour en découvrir chaque merveille que pour fuir réellement la cité et tout ce qui s’y trouve. Enfin, il y a aussi cette fatigue qui m’assaille lorsque je suis ici, comme une malédiction qui m’empêche de rester là. Imladris n’est plus mon foyer, et je crains qu’il ne faille de longues années avant d’enfin arriver à le considérer à nouveau ainsi, je crois. Mes passages éclairs sont devenus légendaires, je crois. Tu lui manques, tu sais ? Je parle bien sûr de ma grand-mère. Elle et moi sommes assez proches. C’est vers elle que je me suis tourné juste après avoir accompagné ma Mère aux Havres Gris, et cette épreuve nous a rapprochés, énormément. Bien sûr, cela a aussi resserré mes liens avec mon père, comment aurait-il pu en être autrement ? Ce genre d’épreuve ne peut pas avoir d’autre effet à mon avis.

Et, en ce jour, c’est bel et bien de ce Père dont je suis proche dont j’ai besoin. De ses conseils, de sa sagesse. Parce que je suis perdu, totalement incapable de distinguer le bien du mal, de voir le bout du chemin. Je ne comprends pas comment j’ai pu me perdre en moi-même à ce point. Quelque part, Histiel me semble être un point de repère, le moyen de m’en sortir. Le moyen de trouver qui je suis au milieu de tout ce fatras de masques que je porte en permanence. Ici, je sais que je peux me laisser aller. Tu veux dire que… Dès le premier jour j’étais supposé finir avec elle ? Vraiment ? Même s’il m’a fallu trois mille ans pour m’en rendre compte ? Bon, un peu moins quand même. Je me mords la lèvre en pensant à toutes ces fois où j’ai embêté l’ancienne élève de mon père, à tous ces jours où j’ai trouvé le moyen de la taquiner pour attirer son attention. Je soupire, perdu. Et, donc, au final, nous… On… sera ensemble ? On n’a pas le choix ? Vraiment ? J’ai du mal à comprendre ce qu’il peut bien se passer là. Je ne comprends pas comment c’est possible ce genre de chose. Illùvatar a du bien s’amuser en nous créant. En tant que ma fiancée tu veux dire ? Je souris, amusé. On verra. Je ne veux pas la brusquer. Ni la forcer. Je veux vraiment que ça marche

Parfois, je me dis que j’aurais dû écouter un peu plus mes cours lorsque j’étais enfant. J’en saurais certainement plus sur ma propre race comme ça, à défaut d’arriver à m’intéresser aux autres. Pour être franc, je n’avais jamais réussi à réaliser que, si un jour je tombais amoureux, alors mes sentiments seraient forcément réciproques. Non, je pensais que cela fonctionnait comme pour les humains et que nous devions tenter notre chance. Si ça marchait, tant mieux, sinon cela voulait dire que nous allions avoir un peu de mal à vivre comme ça, avec des sentiments non réciproques. Alors, oui j’appréhendais clairement d’ouvrir mon cœur à Histiel. Mais, je ne suis pas réellement rassuré non plus. Histiel et moi sommes des demis elfes, après tout, on ne fonctionne pas forcément de la même manière que les elfes.

La mention de ma mère me tire cependant une grimace. Papa sait qu’il ne faut pas en parler, et que je risque de mal réagir. Le simple nom de maman me fait me braquer totalement. Je baisse les yeux et serre les doigts sur ma cuisse durant de longues secondes pour ne pas me lever et partir en claquant la porte. Au fond, je crains que ce traumatisme soit là pour toujours. Que jamais il ne s’en aille. Je prends une grande inspiration et relâche l’air lentement. Je relève un regard douloureux vers mon père et l’observe durant quelques secondes. Lui non plus n’a pas l’air bien, d’autant qu’il me raconte des choses que je n’ai jamais entendues auparavant. Des souvenirs heureux. Autrefois, j’avais l’impression que tout le temps que nous avions devant nous était disponible pour ce genre de discussions. Aujourd’hui, elles ont le goût amer d’un souvenir ébréché.

Je ne veux pas la brusquer, tu sais. Ma voix est rauque, les mots ont du mal à sortir.  Je tiens à elle plus que tout, et ça fait bien un siècle que j’hésite à lui en parler. Mais je ne suis pas aussi doué que toi pour manier les mots, tu sais. J’ai tendance à m’embrouiller et à mélanger les mots, à dire des bêtises plus grosses que moi… Je me passe la main dans mes cheveux coupés courts et hausse les épaules. Quand je lui ai parlé, je crois que j’ai fait vraiment pire que tout… Néanmoins, le soutient de mon père me fait plaisir. Il est vrai que cette épreuve nous a à la fois éloignés, car je n’ose plus parler de certaines choses avec lui, et rapprochés, car il y a entre nous deux ce soutient qui nous lie. Nous n’avons pas besoin d’en parler, mais nous sommes l’un comme l’autre présents l’un pour l’autre. Nous sommes père et fils, et c’est ce que nous resterons jusqu’à la fin des temps. Un jour peut être irons nous rejoindre maman en Valinor, mais… Mais l’heure n’est pas encore venue. Oui, je lui en ai parlé… Un peu. Je lui ai offert une bague.  Une que j’ai fabriquée à la forge. J’y passe de plus en plus de temps, dans la forge moi… Je prends le vin tendu, attristé, avant d’en boire une gorgée. Il est très bon. Vraiment. Comme toujours lorsque mon père me fait découvrir de nouvelles choses. Je hoche la tête et sourit à mon père, approbateur. Je crois bien que je suis vraiment l’elfe le plus maladroit du monde.