Avec l'obscurité s'étaient avancées les fastes
turbides d'un sommeil agité, peu réparateur. Hier, le sang avait coulé. Le monde s'étiolait, il y avait participé de sa main, oubliant la mort, celles des ces autres pour lesquels il ne ressentait qu'une colère jaillissante et terrible, autant que celle à laquelle il s'exposait. Yana, chutant de
l'empyrée, était venue le trouver. A présent qu'il avait fermé les yeux, se baignant dans la image d'un chaos encore trop proche, les bras de la déesse l'enlaçaient fermement, son sourire était fait de dents de nacre luisantes dans la peine ombre. Sa main légère pesait pourtant comme miles hommes sur son front fiévreux.
La dame dévastation, dévorant tout sur son funeste passage, retrouvait son plus fidèle amant. A son oreille sa voix délicatement impérieuse chuchotait des mots sans son qui déchiraient son âme. La haine, la peur, la vengeance faisaient de lui un homme monstrueux, asservie par ces années d'allégeance à la divinité. Rien de plus qu'un pantin entre les doigts agiles du destin. Tout n'était plus qu'un nuage diffus qui lacérait son esprit, tiraillait son être profond, le consumant dans
l'igné.
La vaste steppe l'entourait, nimbée dans la lumière scintillante d'un soleil brulant, dénaturée pas des cris et une fumé opaque. Les souvenirs revenaient, difformes et infâmes, se mêlant les uns aux autres dans une grande cacophonie. Il avait été aveugle, et son peuple se mourrait déjà devant son impuissance. Il avait été tenté, il avait succombé, pour la seconde fois. Cette morsure languissante, saturé de violence, faisait battre son cœur bien trop vite, bien trop fort.
Aujourd'hui, à ce moment précis, il ressentait cette peur, cet effrois langoureux à se juger lui-même. Il avait attaché le corps meurtrie de Khowad à la selle de son cheval sous le regard réprobateur de celui qui le lui avait offert, au prix de liberté de toute une nation. La mort l'étreignait déjà mais sa souffrance n'était pas encore suffisante pour apaiser le soldat. L'archet était monté en selle, son visage n'avait plus rien d'humain, il était livide et grimaçant, semblable à une de ces créatures sortis des flammes du Mordor.
Alors Kutzeï s'observait lui-même, spectateur de ses actes, spectateur de la fin de cette espoir vain pour lequel il s'était battu, avait donné sa vie sans concessions.
Probe et innocent enfant épris d'un rêve, droit devant les portes de l'agonie et le grande arche de la terreur guerrière. La course folle traversait les plaines jusqu'à l'infinie, trainant dans son sillage les restes d'un chef agonisant qui n'avait qu'à peine la force de hurler sa douleur, de supplier qu'on l'achève, de prier les dieux de cesser cette humiliation.
Yana était généreuse, Yana était terrible, Yana lui donnait le droit d'accomplir le plus immoral des gestes, depuis le premier jour. Ce droit elle l'avait donné à d'autres également, pour les mêmes raisons, pour les mêmes désirs qui agitaient les sujets qui lui donnaient corps et la vénérait. Il fallait donner un nom à cette engeance. Cette engeance portait donc le nom adulé et craint de Yana, reine insatisfaite des conquêtes et de la destruction, octroyant un peu de gloire à des assassins. Devant ce spectacle de l'inconscient, qui défilait à une allure irréelle, le cœur du Mozgat se serrait, ses mains tremblaient, mais sa voix se terrait dans sa gorge, l'étouffant lentement. La peine était telle qu'il ne savait plus où regarder. Les fantômes l'assaillaient de toute pars, le molestait de leurs suppliques et de leurs insultes. Pourquoi ? T'es-tu oublié ? Tu défendais un idéal que tu as fait chuter pour des querelles. Les paysans en haillon sortaient hors des tombes, se relevaient pour prendre les armes, se mutant en hybrides difformes et suintants, devenant une armée noire qui n'avait de cesse de vouloir l'enchainer, lui, l'abomination, l'esprit corrompu.
Au delà de la terreur que lui inspiraient ses ennemis, spectres abominables de son inconscient dévasté, il ressentait une grande culpabilité. Il se tourna vers la déesse qui riait à ses cotés, le félicitant et le psalmodiant dans un même temps. Redevenu un simple enfant, son corps même lui échappait et sa vision se troublait. Quand il rouvrit les yeux, le décors avait changé, il faisait de nouveau face à la vieille chamane. Ses mains rugueuses, maigres et tortueuses comme de vieux sarments s'agrippèrent à sa tunique. Son haleine empestait la charogne, son regard
pers le fixait sans un battement de cils, statique, injecté de sang et plein de souffrances.
- Qu'as tu fais ? Qu'as tu fais ? QU'AS TU FAIS DE NOUS ? QU'AS TU FAIS DE TOI ? QU'AS TU FAIS DE CET AMOUR QUI ETAIT TIEN POUR L'ETERNITE ? TU ES MAUDIT FILS DE KODAN ! MAUDIT PAR CET AMOUR.
Et comme sa voix caverneuse résonnait à ses oreilles, la vieille femme secouait sa carcasse amoindrit, au son
tintinnabulant de ses ornements d'ivoire et de métal, pleurant d'
ubéreuses larmes carmins épaisses et granuleuses, prise dans un tourbillon d'hystérie. Sous les yeux exorbité de l'enfant, la peau de la chamans s'asséchait sur ses os, se délitait, se répandant sur le sol dans une trainé de vase luisante exhalant le parfum de la mort. Il ne resta bientôt qu'un squelette
chenu dans la lumière rouge, oppressante, qui parvenait de l'extérieur. Le grondement des tambours s'enjoignait aux tourments et aux calvaires du peuple.
***
Éveillé à grand fracas, Kutzeï senti que son corps tombait. Ce n'était là qu'une illusion. Hier, le sang avait coulé… Son rythme cardiaque était toujours élevé, ses membres engourdis, le sueur perlait sur ses tempes. Yana était venu le visiter, sa présence invisible et tenue se ressentait encore dans l'atmosphère fébrile de la tente. La dame qui l'accompagnait depuis sa naissance comprenait jusqu'à ses plus obscures pensés, leur donnant formes, comme on donnait vie à une lame en quête de gorges à trancher. Ce n'était pas un adieu, cependant. La divinité continuerait de le suivre, où qu'il aille. Encore alanguie momentanément dans ce cauchemar, les effluves des herbes qui brulaient à coté de sa couche martelait son crâne, lui octroyant des idées vagabondes, formant une voix diffuse mais distincte qui lui annonçait le chemin à suivre.
" Tout ce que nous avons à décider, c'est ce que nous devons faire du temps qui nous est imparti."Du temps, c'était bien la seule chose qui lui restait. Un gout amer et métallique au fond de la bouche, aussi. Il avait foncé, tête baissé, en se soucient peu de ce que Toghan allait faire pour tenir sa promesse. Oui, il avait basculé mais il ne pouvait pour autant tolérer cette vérité qui lui donnait la nausée. Sans doute aurait-il dû mourir dans cette bataille, mais Yana avait abattu ses dernières cartes, les condamnent tous pour le désir d'un seul. Il en venait à confondre la part qui lui revenait, de la part qui incombait à Toghan. Il ne pouvait le haïr, mais la honte était le pire des affronts qu'il leur avait fait, à tous. Comprendre ne voulait pas dire accepter cet état de fait qui le torturait. Sa
résilience était un don autant qu'une malédiction. Il avait prit le dernier cadeau, il s'en irait à présent, tout en sachant que les derniers mots, la dernière étreinte qu'ils partageraient serait d'une douleur insoutenable.
- Je n'ai pas redouté ce jour car tu n'étais pas de un ami. Mais Toghan en serait éternellement affligé. Son roi avait usé ce mot pour décrire des sentiments trop imposants pour être qualifiés ainsi, des sentiments dont Kutzeï avait conscience d'avoir abusé au cours des derniers mois. Renier ce mot, était un aveux trop formel, la description la plus sincère de ce qui les avaient attachés. Pour Kutzeï, nombres d'années l'attendaient encore, une autre vie, peut-être plusieurs, trop de rencontres et trop de combats qu'il cherchait pourtant à abandonner sans espoir. Pour Toghan, dont le chemin était déjà tracé et dont les années passaient comme l'éclair, cette affection
d'adamantine trouverait sa finalité dans une nouvelle génération qui unirait sous peu leurs sangs.
Il était l'heure… L'heure de partir, de clore ce chapitre qui lui avait tant coûté.