Chaos non souhaité [Bard]

Longue journée. Longue semaine. J'avais longuement voyagé, d'abord d'Imladris aux Terres Brumeuses, où j'avais rencontré une naine qui se battait à la pique, puis j'étais retourné à Mirkwood, où je m'étais entretenu à mon grand dam avec la Reine de Mirkwood sur un sujet qui fâche. Alors, une fois cet entretien terminé, j'avais pris Elven, mon magnifique cheval, et j'étais repartis vers Esgaroth, où je passais de plus en plus de temps lorsque j'étais censé me trouver à Mirkwood. En suivant le sentier des Elfes, j'étais arrivée en bordure du lac où j'avais pris un bateau pour traverser et arriver à la ville, après avoir indiqué à Erestor, ma fidèle monture, de se rendre directement aux écuries d’Esgaroth. Intelligent comme il était, mon cheval n'avait pas besoin de moi pour ce genre de tâches, et débarrassé de sa selle, il irait bien plus vite.
Je commençais mon cheminement dans la ville sur pilotis par les écuries, bien sûr, déposant la selle d’Erestor dans un box après l'avoir nettoyée et huilée.
- Mais enfin, ami elfe, où est votre cheval ?
- Ne t'inquiète pas, voisin, il arrive tout seul.
Je relevais la tête, souriant au jeune palfrenier, que je reconnus aussitôt comme étant un des enfants du propriétaire de l'endroit, qui avait bien grandis depuis ma dernière visite.
- Dis à ton père qu'Elrohir d'Imladris lui confie sa tête de mule, et qu'il ferait bien d'avoir une carotte ou deux pour l'amadouer avant de le panser. Qu'il ne ferme pas le box non plus, d'accord ?
L'enfant hocha la tête et partit en courant. Quant à moi, je décidais d'aller prendre du bon temps à la taverne avant de voir si je pouvais dormir à l'auberge, ou si je devrais me contenter de la paillasse d’Erestor, en espérant que cet idiot de canasson accepte de me laisser dormir avec lui. La dernière fois que nous nous étions retrouvés ici, monsieur avait boudé et m'avait marché sur la main, qui n'était pas encore guérie, simplement parce que je n'avais pas pris un box à côté de la jolie pouliche qu'il avait remarqué. Vous-ai-je déjà dis à quel point mon cheval était un cas ? A croire que je les attirais. Il suffisait de regarder mon frère après tout. Identique à moi, et pourtant tellement différent… Ces cinq dernières années, j'avais certainement passé plus de temps sans lui qu'au cours des deux millénaires précédents, sans que j'arrive à comprendre la raison de notre éloignement. Peut être que cette différence tenait simplement à notre dernière conversation, où je lui avais dis clairement qu’un jour, Elinà et lui finiraient par se marier, et que je serais laissé pour compte sur le côté. Bah, passons. Nous finirons bien par recommencer à voyager ensemble. Nous sommes inséparables.
J'arrivais donc à la taverne, d'où sortait de la musique enjouée, comme toujours, mais aussi des cris et des hurlements. J'en poussais la porte, avant de me la prendre dans la tête et de voir sortir la serveuse en hurlant, poursuivie par un humain le pantalon baissé. Machinalement, je fauchais l'homme et l'assommait avec le manche d'un poignard sortit de ma manche, histoire que cette pauvre demoiselle puisse s'enfuir tranquillement.
- Mais qu'est ce qu'il se passe encore ?
Il y a pas dix minutes, j'étais en train de me dire que j'étais un aimant à choses anormales, et voilà qu'en poussant la porte d'une taverne habituellement bien plus calme, je me retrouvais face à une bataille absolument pas rangée. Bah, ça me changerait des guerres où je n'étais qu'un simple soldat. J'entrais, évitant un tabouret, m'arrêtant pour laisser passer une choppe devant mon visage avant d'arriver au bar et de m'y accouder, un sourire goguenard sur le visage.
- Patron, une pinte !
L'homme sortit de sous son comptoir, me regardant d'un air effaré, puis il me servit alors que je lui lançais une pièce. Je la bus d'une traite, avant d'en commander une autre, que je savourais en observant la débâcle ambiante, indifférent à ce qu’il se passait. Me penchant vers un homme qui se trouvait à mon côté, l’air désemparé, je lui glissais :
- Vous savez ce qu’il se passe au juste ?

Autant le dire : Esgaroth et son lac sont l’un des endroits que je préfère dans ce monde. Ce lac pouvait, comme ce soir, être un véritable lieu de calme, sans qu’une seule ride n’en frôle la surface, ou alors il pouvait être le lieu des tempêtes les plus ignobles, de ces creux qui vous retournent une barque sans laisser la moindre chance à ses occupants. Et, étrangement, cette ville me fait le même effet d’impulsivité, d’impossibilité à prédire ce qu’il va s’y passer. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais j’aime à venir ici, moi qui ai depuis longtemps perdu cette capacité à m’étonner devant les choses qui passent et repassent autour de moi. L’immortalité peut avoir du bon, mais parfois, elle peut aussi s’avérer assez lourde à porter. Je n’aime pas me retrouver face à une attaque d’orc, pour la quatrième fois de la décennie au même endroit, simplement parce que les orcs ne sont pas capables d’apprendre à aller ailleurs. Je suis… Blasé, oui c’est ça. Blasé par ce monde. C’est peut-être pour ça que, malgré l’attrait de cette bagarre, je me suis dirigé immédiatement vers le comptoir pour boire un peu. Le voyage avait été long, et je ne sais pas réellement combien de temps j’ai avant qu’il ne reprenne. Et puis, avec la casse qu’il y avait ce soir, le tavernier ne rentrerait jamais dans ses frais : il lui fallait des clients qui payent, ou alors qu’il ait marié sa fille avec l’ébéniste du coin, et il avait des ristournes… A moins qu’il n’ait pris un abonnement à l’année, et possède en fait un entrepôt plein de chaises neuves ?

Bah, ce n’est pas mon souci, en fait. Je n’ai réellement pas à me préoccuper de tout ça. Tout ce qui m’intéresse, c’est boire mon verre, puis demander s’il reste une chambre au-dessus de tout ce vacarme. Quand on dors collé au dos d’un cheval depuis des semaines, avec une simple cape, même une taverne hurlante sera plus agréable. Cependant, quelque chose au fond de moi avait bien envie de savoir ce qu’il s’était réellement passé pour qu’on n’en arrive là alors… Je glisse donc quelques mots à l’homme à côté de moi pour avoir sa version, vu qu’il semble plus sobre que la plupart des convives de cette soirée. Je baisse machinalement la tête pour esquiver une bouteille volante qui part s’écraser contre le mur en face de moi, avant de lui répondre.

- Eh bien, cette demoiselle ne craint plus rien. J’ai assommé l’opportun, mais elle ne s’est pas arrêté de courir pour autant.

Je hausse les épaules avant d’avaler ma choppe cul sec, et de me retourner pour coller une droite à celui qui m’agrippe soudainement par l’épaule pour me tirer en arrière et l’étaler au sol avant de me concentrer à nouveau sur mon interlocuteur.

- C’est un soucis que la plupart des elfes n’ont pas. Nous résistons particulièrement bien à l’alcool, voyez vous.

Pour être tout à fait sincère, à la place du tavernier, j’aurais mis tout le monde dehors, et j’aurais surtout arrêté de servir à boire, du moins à ceux qui sont en train de casser le bar. Une gorgée de bière naine, et ma choppe est à nouveau vide. Je me retourne donc, faisant dos à la bagarre, qui est cependant un très amusant petit spectacle, pour en recommander une nouvelle. Bah oui, moi je suis sobre et puis… J’espère dormir au premier étage cette nuit, alors bon. J’espère juste que mon cher petit cheval au nom du conseiller de mon père est arrivé à bon port, dans cette nuit froide et qui me semble sans fin. Un nouveau coup sur le visage d’un homme qui semble vouloir m’intégrer dans la bagarre, chose dont je n’ai réellement pas la moindre envie. Après avoir traversé le lac, et manqué de mourir à cause des vagues, j’ai plus envie d’aller me coucher. Enfin, après cette conversation avec le seul homme à peu près sobre de l’endroit.

- Oh, vous savez, parfois, j’aimerai bien pouvoir tomber dans l’oubli que peut accorder l’alcool.

Un sourire sur les lèvres, je me retourne, une nouvelle bière servie par le tavernier entre les mains, et je penche la tête sur le côté, écoutant ce que me dit l’homme à côté de moi.

- Je suis bel et bien un elfe, mais ça mes oreilles pointues ont dû vous le dire. Je suis un elfe Noldor, fils d’Elrond d’Imladris.

Les elfes de mirkwood sont des syndars, aux cheveux blonds. Moi, je préfère porter les miens courts. En voyage, c’est tellement plus pratique. Les cheveux longs des miens, c’est réellement une tare, en fait. Je n’ose même pas imaginer combien de temps mon oncle adoptif Thranduil met à démêler les siens, surtout quand ils se coincent dans sa couronne… Non, vraiment, c’est bien plus pratique de tout couper, le plus court possible.

- Je suis ici en voyage, simplement en voyage. J’ai entendu dire qu’il y avait un dragon dans cette montagne, alors tous les deux ou trois cent ans, je viens vérifier qu’il dors encore.

Cet homme-là, il semblait ne pas avoir d’humour. Autant dire que j’avais l’impression qu’il n’avait qu’une envie : rentrer chez lui. Alors, un sourire sur le visage, plein d’humour, je me contentais d’observer tout ce qu’il se passait autour de moi. L’alcool, c’est réellement une bonne solution pour partir en live. C’est d’ailleurs bien que ça ne nous fasse pas tellement d’effet, à nous les elfes. Du moins ça dépend lesquels. Certains gardes de Thranduil sont des soulârds, qui boivent toute la journée. Mais, ce n’est pas dramatique non plus car après tout chacun ses vices. Moi, ce sont les blagues. Et cette absence de réalité du temps qui passe autour de moi. Un an, dix ans, cent ans… au fond tout est pareil. Ce ne sont que des jours qui passent les uns après les autres et qui, pour la plupart, se ressemblent. Alors, pourquoi donc prendre le temps de réfléchir à ce temps qui passe ? Ma vie ne prendra pas fin demain, bien au contraire. A moins de tomber sur un orc plus agile que les autres… Les orcs sont devenus au fil du temps des êtres extraordinairement… faciles à battre. Leur seul avantage, c’est leur nombre. Mais, passons.

- Oh vous savez, je suis un guerrier. Je n’aime pas perdre le contrôle de mes sens. Chaque instant peut être, à mon sens, porteur de son lot de malheur, et il suffit d’une seconde d’inattention pour se retrouver dans une mauvaise posture. Alors, quand vous avez en plus de l’alcool dans le sang… Non, vraiment ce n’est pas quelque chose qui me tente.

J’adore pourtant boire de la bière dans les tavernes. J’aime assez. C’est agréable, comme goût. Enfin, passons. Revenons à la raison de ma présence par ici. Le dragon. Comme je vous l’ai dit plus tôt, le temps qui passe et moi, ça fait un peu deux. Il paraitrait même que certains elfes n’arrivent plus réellement à savoir combien de jours ou d’années passent, lorsqu’il sont trop vieux. Mais, je ne pensais pas que ça m’arriverai. Je pars un peu en vrille, je crois.

- Cent soixante dix ans ? Vraiment ?

Je caresse mon menton avant de secouer la tête.

- Alors je dois venir ici tous les dix ou vingt ans. J’ai du mal à réaliser le temps qui passe autour de moi.

Je hausse les épaules. Allons bon. Il est inutile de se prendre la tête pour rien.

- Mais, j’aimerai bien voir ce dragon. Ces êtres m’ont toujours fasciné. Ils sont intelligents, magnifiques, et leur capacité à soulever leur corps malgré leurs ailes si fragiles d’apparence… J’ai envie d’en voir un.

Mais, je ne me mettrais pas en tête de l’énerver, et encore moins de vouloir le tuer. Pas fou, l’artiste !

Un rire monte à ma poitrine alors que Bard finit par me dire que les hommes d’ici ne sont ni plus ni moins que des ivrognes qui aiment à se jeter dans la mêlée tant qu’ils le peuvent, jusqu’à se faire étaler pour le compte. Je lève mes yeux noirs vers le ciel et je secoue lentement la tête de droite à gauche. Oui, peut être bien. Nombre d’êtres vivants des campagnes ou des villes sont ainsi, et en près de trois millénaires, je n’ai pas eu l’occasion d’observer un autre comportement chez les humains.

- Alors, je préfère être un guerrier elfe qu’un humain.

Car, je fais partie de ceux qui ont le choix entre une vie mortelle et une vie immortelle. Certes, mon choix semble tout tracé, car même si j’aime à passer du temps parmi les humains, que ce soit ici ou avec les dùdenains du Rohan, la vie interminable des elfes me semble plus accueillante qu’une mort certaine. Un sourire amusé monte à mes lèvres alors que je songe à la tête que ferait Elladan si je choisissais de devenir humain… Non, vraiment c’est là une idiotie que je ne ferais pas. Même pour faire une blague à ma moitié.

Et puis, cette façon qu’a le temps de passer sur moi sans réellement me toucher m’amuse. Le sourire sur mes lèvres se fait lointain alors que Bard me parle de ce dragon caché sous la montagne, et que je réalise que le temps que je pensais  - sincèrement – plus long n’est en réalité qu’une poignée d’années si courtes et volages que j’aurais pu dire que tous ces évènements se sont produits hier. Etrange, n’est ce pas ?

- Oui… Il est difficile, parfois, de faire la part des choses entre les évènements récents et ceux qui sont bien plus lointains. Il y a des choses qui nous marquent plus que d’autres.

Une seconde ma voix se brise et mon esprit est envahi d’images étranges. Et puis, comme toujours, je fais en sorte de passer outres, tournant mon visage vers l’homme alors qu’il m’annonce comme ça, qu’il fera tout pour que le dragon ne sorte pas de son trou. Mon sourcil droit se hausse et je secoue lentement la tête de droite à gauche.

- Oui, j’ai le temps de voir venir, mais … J’ai pris l’habitude de suivre mes intuitions. Quelque chose me dit que vous vivrez assez vieux pour le voir sortir de là.

Mon regard se fait lointain et je soupire un coup avant de secouer la tête de droite à gauche. L’heure avance, et j’ai bien envie d’aller me coucher. Mais, avec ce vacarme…