La gourmandise est un si joli défaut ♔ Bilbo

Une fête. Tout ce qu'il y avait de plus ordinaire et pourtant, pour Bilbo, c'était un fait absolument extraordinaire qui le sortait de son quotidien et de sa monotonie morose. Il ne profitait plus assez de la vie comme elle s'offrait à lui et toutes les opportunités qui se présentaient pourtant clairement au Hobbit, ce dernier ne les saisissait jamais. C'était un peu comme s'il attendait une preuve, la preuve réelle que cette opportunité était destinée à lui et uniquement à lui et qu'il devait impérativement s'en saisir avant qu'elle ne lui échappe. Aussi, le Hobbit se sentait un peu seul dans son trou et commençait à s'ennuyer fermement. Il avait donc décidé de prendre les choses en main, et cela tombait plutôt bien  car les Bophin organisaient à ce moment précis une fête dans laquelle il était convié. En temps normal, Bilbo aurait refusé, préférant rester dans son trou pour s'y reposer, manger du poisson et du fromage, tout en écrivant quelques poèmes.

Ces derniers temps, pourtant, l'inspiration lui manquait et il avait besoin de trouver une nouvelle source d'inspiration pour éviter le syndrome de la feuille blanche, si commun à tous les écrivains comme lui. Cette fête était une occasion en or et il faisait d'une pierre deux coups. Il pourrait ainsi tisser de nouveaux liens, manger jusqu'à être complètement repu, et profiter de la musique. Peut-être que tout cela lui permettrait de retrouver son imagination.

Voilà où en étaient les choses aujourd'hui, et particulièrement ce soir-là. Bilbo était présent depuis plusieurs minutes déjà et la fête battait son plein. Il y avait du monde, beaucoup de monde, et le pauvre Hobbit qu'était Bilbo se tenait droit comme un piquet au milieu de toute cette foule, sans véritablement quoi faire. Il n'était plus habitué à ce genre de mondanité, ni même à créer des liens avec d'autres personnes. Alors quand un Hobbit le frôla, plateau en main avec plusieurs chopes de bière dessus, Bilbo saisit l'une d'elles et s'avança prudemment parmi tous les autres Hobbits. L'un d'eux s'approcha en souriant et lui tapota affectueusement l'épaule, si bien que Bilbo renversa la moitié de sa bière par-terre.

- Alors, Bilbo, tu es finalement sorti de ton trou ! Nous ne comptions vraiment pas sur ta présence ce soir, tu nous honores !
- C'est un plaisir, fit Bilbo avec un sourire crispé en détournant le regard.
- Tu as déjà mangé un morceau ?
- Non, mais avec tout ce monde, il faut trouver la nourriture...
- Ah, t'inquiètes pas, y en a plein en cuisine, vas-y ! Et, tant que tu y es, profites-en pour apporter le gâteau ! Ma femme va souffler les bougies !
- D'accord, j'y vais de ce pas !
- Bien, je t'attends alors ! Mais surtout, dépêches-toi !

L'autre Hobbit, tout joyeux et rouge qu'il était, le poussa en direction de la cuisine non sans lui avoir fait l'accolade comme quand il l'avait salué. Et ce qui restait dans la chope à Bilbo fut renversé. Exaspéré, Bilbo abandonna sa chope de bière sur une table et se dirigea vers la cuisine en jouant des pieds et des coudes pour se frayer un chemin parmi la foule. Lorsqu'il poussa la porte de la cuisine, sa surprise fut de taille quand il y vit une jeune Hobbit, manifestement prête à se faire la malle en passant par la fenêtre. Elle tenait dans ses bras un paquet de tissu imprégné de crème qui dégoulinait. La jeune Hobbit lui offrit un regard tout innocent et les yeux de Bilbo se posèrent sur la table vide de la cuisine, puis sur l'emballage. Il fit rapidement la liaison et désigna le paquet, la bouche ouverte et les sourcils froncés. Il pencha légèrement la tête et inspira profondément avant de prendre la parole.

- C'est... C'est le gâteau, non ?

C'était une évidence, mais il se sentait dans l'obligation de lui demander. Et la jeune Hobbit avait tout l'air d'une coupable dans son geste, même si elle tentait d'amortir sa culpabilité en lui offrant un sourire tout sucre tout miel. Offusqué, Bilbo s'approcha d'elle, la bouche toujours ouverte, comme s'il n'en revenait pas.

- Vous êtes en train de voler le gâteau ! fit-il à voix basse.
- Alors, et ce gâteau, Bilbo ? Il vient ou pas ?
- Je... Oui, oui, il arrive !

Une fois la surprise passée Bilbo posa ses mains sur ses hanches en affichant son air le plus mécontent dont il était capable.

- Vous allez me rendre ce gâteau immédiatement si vous ne voulez pas d'ennuis ! dit-il, toujours à voix basse en tendant les bras pour tenter d'attraper le gâteau.

A ce moment précisément, la porte de la cuisine s'ouvrait lentement derrière lui, sans que le Hobbit ne s'en aperçoive.

La jeune hobbit était coupable d'un odieux coup qui pourrait coûter très cher et ruiner toute la soirée. Et Bilbo commençait déjà à regretter d'être venu. Il était enfin sorti de son trou dans l'espoir de changer un peu d'air et retrouver son imagination pour l'écriture de ses poèmes, et voilà qu'un problème lui tombait sur les bras, aussi gros que celui du gâteau préparé en l'honneur du mariage de la famille des Bophin. Et comme à son habitude, chaque fois qu'il y avait anguille sous roche, il était toujours là et toujours désigné comme le premier coupable. Alors pourquoi cette fois-là n'en ferait-elle pas exception ?

Bilbo commençait déjà à tendre les bras, prêt à s'emparer de l'objet convoité pour le remettre à sa place et chasser la voleuse, mais la porte de la cuisine s'ouvrait déjà. Étonné, Bilbo se tourna vers le hobbit qui venait de faire irruption dans la pièce, les yeux grands écarquillés comme le seraient ceux d'un coupable pris en flagrant délit. Il blêmit tandis que Bophin agitait nerveusement sa pipe en ruminant, les sourcils froncés et l'air mécontent par ce qu'il voyait. Et Bilbo ne pouvait que trop le comprendre, mais se justifier ne lui serait d'aucune utilité. Cela ne servirait qu'à le rendre encore plus coupable. Il avait déjà tout l'air d'un voleur à ses yeux, et l'air contrarié de Bophin ainsi que sa voix caverneuse et tonitruante montrait qu'il n'en pensait pas moins lui aussi.

- Je... Non, non, non, non, non, ce n'est pas ce que vous croyez ! tenta tout de même de se justifier Bilbo, tout en regrettant déjà d'avoir prononcé ces mots.

Mais il était trop tard et Bophin s'approchait déjà d'un pas furieux avec un air menaçant, qui ne présageait rien de bon. Bilbo entendit la voix fluette de la jeune hobbit derrière lui qui lui soufflait à l'oreille, mais il eut à peine le temps de réagir. Et de toute manière, toute son attention était focalisée sur Bophin qui, à cet instant précis, avait tout l'air d'un prédateur redoutable. Soudainement, il lui semblait avoir dix pieds de plus que lui, des dents acérées, des yeux perçants, et des poings redoutables. Son visage rouge pivoine lui paraissait incroyablement terrifiant. Bilbo n'eut que le temps de sentir ses mains être agrippées, et tout son corps fut happé hors de la scène où un combat effroyable menaçait de se dérouler.

Il trébucha et s'étala de tout son long sur le sol, embrassant la terre sèche et des brindilles d'herbe. Un peu étonné, Bilbo se releva grâce à l'aide de la jeune hobbit et son instinct lui dicta de prendre la fuite. Il ne chercha pas même à savoir où se trouvait Bophin ni même s'il tentait de franchir sa fenêtre, mais il s'empressa de prendre les jambes à son cou, comme il avait toujours été doué pour le faire bien qu'il avait perdu de son endurance. Il n'avait jamais été très sportif, mais rester chez lui, constamment assis dans son fauteuil à se prélasser ou sur la chaise de sa cuisine pour manger, cela ne l'avait décidément pas aidé à se remettre d'aplomb.

Il avait l'impression que ses jambes étaient lourdes et que ses pieds produisaient un son puissant capable d'être entendu à des kilomètres à la ronde. Il soufflait, les joues rouges par l'effort, le cœur battant à tout rompre et les poumons en feu. Il tentait de ne pas perdre de vue la jeune hobbit, mais la chose n'était pas toujours très évidente. Il leur fallu traverser quelques champs pour semer leur ennemi. Puis, enfin, alors que Bilbo priait pour la énième fois que cette course folle s'arrête pour qu'il puisse retrouver son souffle et respirer, il vit la voleuse tomber près de jeunes pousses de blé, et il n'en fit pas moins, hors d'haleine et les jambes flageolantes.

Il détestait ce genre d'aventures.

Et pourtant, sa soirée n'aurait pu être meilleure, même s'il se sentait révolté à l'idée d'avoir été mêlé à cela. Il se tourna avec un air offusqué, le visage rouge de colère et les lèvres pincées.

- Vous êtes impertinente, odieuse et manipulatrice ! Comment avez-vous osé me mêler à cela ! cria-t-il tout en essayant de reprendre son souffle.

La désignée coupable lui offrit un sourire plein d'excuses et Bilbo s'allongea sur le dos en respirant de grandes bouffées d'air alors qu'il avait l'impression d'étouffer.

«  ▬ Navrée de vous avoir entraîné là-dedans, Bilbo ... » 

A présent, Bilbo trouvait la chose complètement stupide et la course l'avait épuisé en même temps que d'avoir réveillé sa faim. Il se tourna vers le gâteau qui affichait une mine piteuse à cette instant.

- J'espère au moins qu'il en a valu le coup, parce que j'ai faim...

« ▬ Manipulatrice ? Odieuse ? Oh, Bilbo, non. Je ne voulais vraiment pas vous mener à tout cela ... Je ... Je regrette sincèrement ... Il est dans ma nature des impulsions telles que vous avez vues : je ne peux m'empêcher de voler ici et là des babioles. Et j'avoue, j'aime faire des farces. Les Bophins ont une mauvaise opinion de moi pour des raisons familiales. Et voilà une nouvelle raison de me détester ... Il n'y a guère grand monde qui m'apprécie de toute façon.» 

Sur le coup, Bilbo se sentit bête et coupable d'avoir prononcé des paroles qui aient visiblement blessé la jeune hobbit. Pourtant, il était convaincu de ne pas se tromper en la traitant ainsi et, sans son geste, jamais il ne se serait retrouvé dans une telle situation ! Il y avait longtemps déjà qu'il tentait de se mettre les Bophin dans la poche et ils étaient toujours les plus réticents à l'inviter ou même à se faire inviter. Et maintenant que Bilbo avait enfin atteint son but et qu'il avait enfin quitté son trou pour se divertir un peu, voilà qu'il se faisait entraîner dans une aventure des plus curieuses mais aussi des plus embarrassantes. Pour sûr, à présent il allait être traité de voleur et serait très probablement pointé du doigt et désigné comme coupable.

La voleuse au nom toujours inconnu coupa une part de gâteau qu'elle tendit à Bilbo après la remarque du hobbit, et ce dernier s'en saisit en la remerciant. Son doigt glissa sur la crème blanche qu'il goûta avec délectation, et son goût vanillé le surprit. Le gâteau valait bien la peine d'être volé. Il affichait peut-être mauvaise mine, mais son goût était absolument divin et, pour rien au monde, Bilbo n'aurait gâché ce moment ! Non seulement il mangeait un délicieux gâteau, mais en plus il était en charmante compagnie et, qui plus est, ils profitaient d'un somptueux couché de soleil. Que demande de plus ? Tous les critères étaient réunis pour un instant romantique, mais Bilbo savait pourtant qu'il n'en était rien.

« ▬ Et vous, Bilbo, allez vous me détester, vous aussi ? »

Bilbo tourna les yeux en direction de la jeune femme, étonné par sa question et plus encore par son petit air innocent. Ses joues avaient légèrement rosi et cela ne la rendait que plus charmante encore, mais Bilbo était trop occupé à se faire du soucis concernant son avenir proche et ce que les autres hobbits pouvaient déjà penser de lui. Il allait devenir tristement célèbre à cause d'une chose pour laquelle il n'était pas responsable et il avait toutes les raisons du monde de détester la voleuse qui l'avait enlevé et forcé à fuir, pourtant... il n'y parvenait pas. Sans oser se l'avouer, cette aventure l'avait diverti plus qu'aucune autre et il ne s'était pas ennuyé une seule seconde. Le plus flagrant était probablement qu'ils avaient fui à cause d'un simple et banal gâteau ! De la nourriture... Il se surprit alors à sourire et secoua doucement la tête, amusé, puis lécha ses doigts plein de crème.

Il n'eut malheureusement pas le temps de répondre que la jeune hobbit poursuivit et la fierté qu'elle affichait ainsi que les étincelles qui brillaient dans ses yeux ne manquèrent pas de surprendre Bilbo. Il n'eut aucun mal à deviner qu'il avait en face de lui une jeune femme aux coutumes peu habituelles. Manifestement, elle ne s'occupait pas des mêmes tâches que les autres hobbits, peut-être car elle n'en avait pas la passion, mais elle semblait être aventurière avant toute chose.

- Pourtant, je n'ai pas couru depuis longtemps et je me surprends moi-même de ce que j'ai fait aujourd'hui ! sourit Bilbo. Vous avez failli me distancer plus d'une fois, ... ?

Bilbo se rendit soudainement compte qu'il ne connaissait toujours pas le prénom de la jeune hobbit. Ses sourcils se froncèrent légèrement et il pencha la tête.

- Au fait, je m'appelle Bilbo Baggins. Et vous êtes... ?

Amaranthe Piedblanc. Il pouvait enfin mettre un nom sur ce si joli visage, et un bien joli nom, mais qui lui était étrangement familier. Ce n’était sans doute pas la première fois que Bilbo l’entendait et pourtant, il était incapable de se souvenir où il avait déjà pu l’entendre, ni même à quel moment de son passé.

Et Amaranthe ne manqua pas de lui avouer qu’elle le connaissait déjà, poussant même l’audace jusqu’à lui révéler qu’elle l’avait longuement observé, autrefois. Bilbo ne put que s’en sentir flatté, mais il sentit également ses joues s’enflammer sous les émotions qui le submergeaient, jonglant entre la gêne, la timidité, et la flatterie. Il était rare, pour lui, d’entendre de telles paroles franchir les lèvres d’une aussi jolie hobbit et destinées toutes à lui. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il y avait bien des années, lui semblait-il, qu’il n’avait plus sociabilisé et s’était renfermé, simplement car il n’avait plus pris goût à sortir s’amuser. Il n’en n’avait plus tiré aucune satisfaction et, aujourd’hui, Bilbo commençait sérieusement à regretter de s’être laissé porter par son malheur et sa tristesse engendrés par la solitude et l’enfermement. Amaranthe lui avait fait vivre une soirée extraordinaire, hors du commun, et absolument fantastique bien que peu commune. Il n’était pas prêt de l’oublier.

Il se sentait totalement incapable de répondre quoi que ce soit à la jeune femme, bien que plusieurs vagues idées de réponses lui effleuraient l’esprit, soit trop stupides, soit trop osées, mais aucune de sensées. Heureusement pour lui, Amaranthe reprit assez rapidement la parole, comblant le vide qui commençait à s’installer, et Bilbo tenta de calmer les battements affolés de son cœur.

- J'irai voir les Bophin et leur expliquerais que vous n'avez rien à voir avec cette histoire. Je me sentirais malheureuse de vous voir puni pour une faute qui n'est nullement vôtre.
- Oh non, non, non ! s’empressa-t-il de répondre sans même réfléchir. Ne vous donnez surtout pas cette peine, j’ai passé une soirée… assez étrange mais très agréable.

Il glissa son doigt sur la crème du gâteau et le lécha, savourant le goût onctueux de ce met volé. La nourriture volée avait toujours meilleur goût, à ce qui se disait.

- Je suis désolé de ne pas me souvenir de vous, commença-t-il en réfléchissant à toute allure, tout en essayant de garder son sang-froid. Et désolé, aussi, de ne pas avoir vu vos regards… Pourtant, je m’en souviendrais si une aussi jolie jeune femme que vous m’avait épiée aussi longtemps.

Il devait être aveugle, sinon… comment expliquer qu’il n’ait rien remarqué ? Amaranthe Piedblanc… Amaranhe Piedblanc… Amaranthe Piedblanc… Il fouillait sa mémoire, à la recherche du moindre vague souvenir. Non, il ne se souvenait pas.

- Est-ce que… Est-ce que vous pouvez me dire à quel moment nous nous sommes rencontrés ? Je dois vous avouer que ma mémoire me fait parfois défaut.

Il avait conscience de son manque de tact. Quelle hobbit ne se sentirait pas offensée de savoir qu’elle avait été oubliée par l’objet de son désir d’autrefois ? Mais peu importait, Bilbo voulait se souvenir et peut-être parviendrait-il à se rappeler grâce à elle. Et qui sait, pourrait-il enfin lier une amitié avec quelqu’un ? Une amitié qui l’obligerait à sortir de temps à autre de son trou, à explorer le monde extérieur, à rencontrer de nouvelles personnes, à apprendre de nouvelles choses… ça ne pouvait que lui être bénéfique !