Il est grand temps de rallumer les étoiles

Les jours d’un seigneur se succédaient inlassablement, tous semblables sans l’être réellement. Cette impression de répétition était plus grande encore lorsque ce seigneur était de la race immortelle des elfes. Depuis des âges immémoriaux, Elrond vivait dans la plénitude de ce coin de la Terre du Milieu, la Dernière Maison Simple, plus communément désignée sous le nom de Fondcombe. La cité était belle, juchée sur le versant d’une montagne escarpée, les résidences d’une architecture aérienne, de murs blanchâtres, où le temps ne semblait avoir aucun effet, à l’image des habitants qui y vivaient. Le Peredhel, celui qu’on nommait ainsi du fait que la moitié de son sang appartenait à la race des Hommes, se plaisait ici, parmi les siens, et faisait l’honneur de ces derniers. Il était sage, prompt à l’écoute d’autrui, ne prenait jamais de décisions hâtives et ne se laissait pas aller à soumettre une autorité suprême et unique. Le pouvoir ne nourrissait aucune ambition chez Elrond, quand bien même il occupait ce poste prestigieux qu’était la régence d’une cité elfique telle qu’Imladris. Peut-être était-ce là la raison qui l’avait mené à devenir cet elfe-là, justement. Il ne fiait pas à son devoir sans jamais abuser de ses fonctions et, pour cela, il avait le respect de tous.

Mais dans l’ombre de ce grand personnage, on pouvait aisément remarquer un second. Une elfe, à la chevelure d’un noir bleuté telle l’aile d’un corbeau, aux yeux d’un bleu plus intense, le visage diaphane, comme naissant d’un voile de soie. Elvorn. Nul ne sait qui, d’entre Elrond et Elvorn, était le plus âgé, mais les millénaires avaient autant coulé sur l’une que sur l’autre, et leur sagesse mutuelle en était la preuve. Ils nourrissaient une amitié solide, que le temps n’éroderait jamais, ni les ténèbres, ni les guerres, ni la soif de sang ou du pouvoir ne pouvaient réellement mettre à rude épreuve ce couple singulier, admirable. Ils étaient deux ombres blanches sur les rives du temps qui passe, inertes et sereines. Les pensées d’Elrond, aux aurores, furent pour cette amie, qu’il avait accueilli il y a de cela fort longtemps au sein d’Imladris, pour l’aider à fuir un passé trop lourd, même pour les épaules d’une elfe. Il lui avait procuré le réconfort et la sécurité, mais également la possibilité de changer de vie ainsi qu’elle l’entendrait. Chose qu’Elvorn avait fait brillamment. En plus de se retrouver aux côtés d’Elrond dans beaucoup d’événements importants, elle avait élu domicile non loin des forges où elle travaillait, mettant son immense talent au service de son seigneur et ami. Elrond, dès lors qu’il fut témoin de sa dextérité en matière de métaux, ne voulut plus jamais confier la tâche de confectionner ses armes à quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, il désirait une nouvelle pièce, une épée plus précisément. Il s’était donc dirigé là où devait se trouver Elvorn, c’est-à-dire aux forges d’Imladris, pour lui commander cette lame en premier temps mais aussi parce qu’il avait envie de la voir. Sa présence lui était agréable et, en cette époque trouble, il ne fallait pas ignorer la moindre source de bien-être.

Il parcourut les rues, ruelles et autres larges allées bordées d’arbres de la cité, à dos de son étalon noir qui trottina tout le long, docile. Les citoyens saluèrent Elrond, un sourire franc sur leurs bouches, auquel le seigneur répondit tout aussi sincèrement. Arrivé devant les forges, il descendit de selle, attacha la bride du cheval à un piquet et pénétra à l’intérieur d’une véritable fournaise. L’odeur du fer, de l’argent et d’autres métaux emplirent ses narines, lui donnant légèrement le tournis. Des ventres enflammés rugissaient de par et d’autres de la salle, des elfes s’affairant à leur faire avaler des morceaux de métal divers avant, après un certain laps de temps, de les faire plonger dans des barriques d’eau froide. On pouvait entendre le bruit régulier des marteaux tapant sur ce qui seraient bientôt des armes magnifiques ou de vraies œuvres d’art en matière d’orfèvrerie. Le bruit des feux mugissant et des marteaux de fer sur les enclumes envahissait totalement l’espace. Parmi ce brouhah, Elrond aperçut Elvorn, le visage calme comme d’accoutumée, qui baignait ce qui semblait être un collier. De son regard perçant, le Peredhel put observer la beauté de ce bijou. Serait-ce un présent ? Elrond ne sut pour qui, peut-être le lui demanderait-il. Il s’avança vers elle, enveloppé d’habits couleur améthyste, et resta là à la regarder un court instant. Très court, car elle s’aperçut de sa présence plutôt rapidement. Elle le salua courtoisement. Elrond hocha du chef, doucement, un sourire des plus amicaux sur son visage.

« Wanye Elvorn, Im gelir ceni ad lín. » répondit Elrond sur le même ton respectueux. « Je viens vous voir, mellon. Je me languissais de votre compagnie et de votre conversation. Je voudrais aussi quérir un peu de votre temps et de votre don pour une nouvelle épée, si cela ne dérange point vos projets. »

Elrond avait suivi Elvorn, sans un mot. Ils laissèrent le vacarme des forges, le bruit du métal furieux et des exclamations de voix des autres forgerons, derrière eux, pénétrant sur une terrasse surplombant la cité d’albâtre. Le Seigneur avait gardé un mutisme respectueux vis-à-vis de son amie, malgré la différence hiérarchique qui aurait pu les séparer, Elrond avait conscience qu’elle restait son aînée. Il la voyait comme son égale en tous points. Son attitude envers elle était empreinte du profond respect qu’il lui vouait, un respect qui était mutuel, d’ailleurs. Ils se parlaient sans ambages et de toutes sortes de choses, plus ou moins importantes, plus ou moins sérieuses et utiles à partager. Ils pouvaient autant parler des soins qu’ils prodiguaient aux chevaux, s’échangeant des conseils, ou épiloguer sur le cours de la Bruinen changeant de décennie en décennie un peu plus, ou encore de la meilleure façon d’infuser les menelluin, les fleurs surnommées ainsi pour leur magnifique bleu. Tant de conversations sur des intérêts communs… Toutefois, ils leur arrivaient aussi de tenir des sujets d’une toute autre nature, comme aujourd’hui. Elvorn engageait la discussion à venir sur un terrain délicat et à peine eut-elle prononcé sa question que les traits d’Elrond s’affaissèrent quelque peu, passant d’une expression ravie – de la voir – à une mine soucieuse, profondément inquiète.

« Je ne puis décemment rien vous cacher, Elvorn… Il est vrai. Une vision qui ne m’enchante guère mais, à présent que vous avez exprimé l’intérêt d’en savoir davantage, je ne puis vous dissimuler la vérité. »

Il lui sourit, faiblement cette fois, un voile d’ombres passa dans ses yeux.

« Je crains fort que l’éternel recommencement, malédiction de ce monde, ne nous condamne encore à revivre de funestes événements. »

Victimes du temps qui passe et des horreurs de tous les âges, les elfes ne trouvaient plus les mots pour décrire les affrontements qui régissaient implacablement la Terre du Milieu et il suffit à Elrond de prédire des actes du passé qui reviendraient à nouveau pour que toute autre créature de cette race comprenne ce que cela signifiait. Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Son visage, peint de chagrin, ajoutait à cet aveu une profondeur qui se passait de paroles. Le Peredhel se détourna d’Elvorn, regardant à l’horizon et, pouvait-on le penser à l’instant, le monde dans son entièreté. Les Hommes voyaient l’immortalité comme un cadeau que les Valar leur avaient refusé, les rendant alors jaloux des elfes. Toutefois, ces derniers ne portaient pas le même regard appréciatif sur ce fameux don, bien au contraire, et la plupart espéraient, un jour ou l’autre, que la mort les embrasse à leur tour, à la façon d’un mortel. Supporter les siècles et les malheurs que ceux-ci amassaient n’avait rien d’enchanteur. Le savoir était une chose, le vivre en était une autre. Elrond était las de son existence mais n’en montrait rien, excepté devant Elvorn, comme lors de ce tête-à-tête.

« Je vais souvent à la caserne ces derniers temps. L’entraînement des troupes prend trop de temps. Je… » Sa voix se consuma dans sa gorge nouée. « J’ai peur que nous ne soyons pas prêts, cette fois. »