wrong side of heaven (ysée)

Un jour comme tous les autres. Se réveiller, émerger d’une nuit sans rêves ou plombée de cauchemars, avaler quelques bouchées d’un déjeuner fade, avec autant de saveurs que la vie elle-même, et entamer la journée lamentable et dégradante d’une fille de la Gorge Rouge. La Gorge Rouge était une maison de passe de Minas Tirith. L’établissement avait une renommée convenable, sans taper dans le luxueux et les catins qu’on pouvait quérir sur place étaient d’une qualité passable, autant sur le plan physique – beauté et hygiène – que sur le plan expérience en matière de sexe. Ici, on avait peu de chances d’être déçu, à moins d’avoir des attentes particulières, voire compliquées. Ysée travaillait et vivait là, comme toutes les autres, sous le joug d’un Maître odieux. Il les payait mal et ne manquait pas une occasion pour les maltraiter. La jolie brune, cela dit, avait droit à un traitement de faveur, si cela pouvait être appelé ainsi… Le Maître avait une préférence bien évidente pour son minois et son corps qui restait étrangement si jeunes malgré les années qui défilaient. Elle gardait la fraîcheur de l’adolescence, la peau douce d’une enfant, le teint éclatant des jours sous les rayons d’un soleil printanier et les cheveux brillants de santé d’une nouvelle-née, tandis que les autres putains finissaient par avoir quelques rides, la peau s’affaissait un peu, prenait des reflets grisâtres à cause des mauvaises conditions de vie, leur jeunesse s’effilochait petit à petit et du blanc parsemait doucement leur chevelure qui perdait leur toucher soyeux pour devenir rêche… Et ces autres jalousaient profondément Ysée, sans vraiment lui faire de mal, heureusement. Cependant, se sentir exclue des autres parce qu’elle avait le privilège d’être sautée, en plus des clients en nombre, par le Maître qui faisait preuve d’une ardeur violente lors des ébats, c’était juste abominable. Ysée encaissait ce quotidien avec la force du désespoir.

Cette soirée n’avait rien de très différent des autres. Si Ysée était la plus jolie de toutes, elle était également celle qui affichait l’air le plus triste. Le Maître avait beau la battre au bâton pour essayer de lui apprendre le sourire forcé et les regards enjôleurs, rien n’y faisait. Au fond, Ysée savait qu’elle n’avait pas besoin de faire ce cinéma ; sa beauté, son rayonnement naturel, aussi étrange furent-ils même pour elle qui ne comprenait pas que le vieillissement ne l’atteigne pas, tout cela agissait à la place des simagrées que les autres catins devaient faire pour attirer la clientèle – et éloigner les coups du Maître en représailles si elles n’amassaient pas assez de pièces. En soi, elle pouvait tirer une tête jusque par terre, rester figée comme un piquet, les hommes voulaient d’elle tout de même. Ils se fichaient bien qu’elle soit langoureuse, aguicheuse, experte en sexe ; elle était si jolie… Ils ne voulaient pas d’une poupée bavarde et qui se contorsionne, il voulait juste un trou bien décoré à fourrer quelques minutes. Ysée en avait déjà accueilli sept depuis le matin et elle ne désirait qu’une chose : s’endormir. Peut-être même pour toujours. Malheureusement, elle avait encore quelques heures devant elle avant de pouvoir le faire… C’est là qu’un groupe d’hommes débarqua dans le salon du bordel. Ysée déglutit. Cela promettait encore quelques chevauchées supplémentaires…

Elle en aurait pleuré. Elle n’en pouvait plus, qu’on la laisse en paix ! Elle pensa désobéir et courir dans sa chambre, quitte à se ramasser la rouée de coups de sa vie, qu’importe ! Il suffit ! Ysée tremblait de rage, les larmes au bord des yeux, lorsqu’elle vit un gars pas comme les autres entrer, entraîné par un gaillard. Il était plutôt frêle, grand et fin, contrairement aux balourds qui s’enorgueillissaient, vautrés dans les canapés du salon. Apparemment, il était de leur groupe, malgré cette différence frappante entre eux et lui. Ysée le regarda longuement et elle vit aussitôt qu’il n’aimait pas être ici. Cela l’intriguait, ce n’était pas un spectacle qu’on avait l’habitude de voir. Les types qui venaient à la Gorge Rouge y allaient avec plaisir, ce qui ne semblait pas du tout être le cas de ce bonhomme-là. Il était peut-être jeune ou venait alors de la campagne. Peut-être était-il encore vierge… Et ses amis voulaient régler ce petit problème, augmenter sa virilité mise à rude épreuve en l’absence d’expérience sexuelle. Ce n’était pas rare que des jeunes hommes viennent ici pour se dépuceler. Ceci dit, celui-là n’avait rien d’un garçon de treize ou quatorze ans. De ce fait, ça avait presque quelque chose de risible… Ysée en aurait ri, en effet, si elle n’avait pas été si épuisée ni si elle n’avait pas le pressentiment que, comme souvent, le dépucelage de ce gars-là serait pour sa pomme. On lui refilait souvent les jeunots qui devaient « apprendre la vie dans la caverne d’une femme ». Elle ne savait pas trop pourquoi car, exceptées sa jeunesse et sa beauté intarissables, elle n’avait rien d’extraordinaire et sa pratique devait manquer de jugeote et de sensualité par rapport aux autres qui y mettaient tout leur cœur. Enfin, façon de parler. Disons qu’elles aussi voulaient leur lot de clients qu’Ysée leur raflait un peu, depuis son arrivée… La brune ne quitta pas des yeux l’inconnu à l’air si embarrassé. Bientôt, il s’apercevrait qu’elle le regardait et, alors, il pourrait y lire toute la haine qu’elle avait en elle pour la gente masculine et, peut-être, ne voudrait-il pas d’elle et ainsi éviterait-elle de devoir s’occuper de cet avorton puceau.

Son regard qui s’était voulu si haineux n’avait eu que l’effet inverse, apparemment. Ces hommes n’avaient aucune subtilité en eux, aucun sentiment, de toute évidence, car ils ne virent qu’un intérêt mutuel des deux jeunes personnes, alors que l’un voulait visiblement fuir cet endroit tandis que la jeune fille voulait tout simplement l’écorcher vif, à peu de détails près. Un grand type à l’air tout aussi stupide que les autres se mit à pousser un rire tonitruant, ce qui fit monter les yeux d’Ysée au plafond, avant de demander à ce qu’elle approche, faisant de grands gestes de la main, toujours aussi hilare. Ysée ne frémit pas d’un pouce et planta son regard assassin dans celui de ce tonneau à bière. Ce dernier cessa de rire autant, n’eut plus qu’un sourire ombrée de mauvaises intentions, ce qui fit frissonner la catin. Elle ne bougea pourtant pas davantage, ni ses yeux, ni son corps. Il fallut l’intervention du Maître pour qu’elle cède enfin – en même temps, se prendre des coups de baguettes à l’arrière des genoux et sur les mollets était particulièrement douloureux… Elle ne put s’empêcher de pousser un petit cri, de surprise et de douleur également et, enfin, elle accepta d’aller vers ce guerrier, auprès du jeunot qui faisait tache dans ce décor de décadence. Elle sentit un léger filet de sang couler et teinter de vermeil ses talons nus.

« Vous souhaitiez me voir… Messire ? »

Le dernier mot fut lâché comme la déglutition qu’on pouvait avoir lorsqu’on était à deux doigts de vomir. Elle avait baissé quelque peu le regard, sous les remontrances susurrées du Maître tandis qu’il fouettait ses jambes, mais à présent que celui-ci s’en était allé pour voir si tout allait bien aux étages – non pas que ses filles soient bien traitées mais qu’elles s’adonnent aux caprices divers des clients – Ysée avait relevé les yeux. La couleur noisette des iris étaient parcourus de trente-six mille éclairs, foudroyant tout sur son passage, allumé d’une hargne muette. On aurait dit deux flammes qui ne désiraient qu’une chose, devenir de véritables brasiers pour brûler vif le malotru qui sembla ignorer cette silencieuse menace. D’un mouvement ample, il la prit par la taille et, violemment, l’attira sur ses cuisses et la fit sautiller dessus, reprenant son affreux rire. Son haleine puait la bière aigre de basse qualité.

« Celle-là, Arahael, te conviendra parfaitement ! » s’exclama-t-il, suivi par le rire du reste du groupe.

Ysée était de marbre, le visage défiguré par une moue de dégoût, le corps aussi inerte et dur que si c’était de la roche. Elle gardait les bras contre ses hanches et tournait la tête délibérément dans la direction opposée au visage de son futur client. Toutefois, ses yeux se portèrent un court instant sur le blanc-bec qui semblait si mal à l’aise en ces lieux. Derrière l’expression de colère, si on était un tant soit peu observateur, on pouvait y voir de la crainte également, teintée de désespoir. Ysée avait toujours peur de tomber sur plus fou, plus violent encore que les hommes précédents. Elle en avait connu des salauds et des malades mentaux qui lui ont fait des choses dont il est difficile d’en parler. Elle enfouissait ses affreux souvenirs en elle et espérait, ainsi, les effacer à tout jamais de sa mémoire.