Under black flags ~ Feat. Espirek

Rien en ce jour ne présageait l'effusion du sang, le carnage qui allait pourtant arriver. Le temps était au beau fixe, les voiles blanches se gonflaient sous un soleil radieux qui baignait les eaux abyssales d'éclats d'or et d'argent, un ciel bleu couvrait la tête des membres de l'équipage de l'Indomptable. Le navire transperçait les vagues, toutes voiles sorties pour prendre un joyeux vent furieux et bienvenu, les emmenant près des rivages forts connus de Belfalas. Barkan, le Capitaine de ce fier rafiot, n'avait pas prévu de pillages pour aujourd'hui, désirant certainement profiter du soleil et de la plénitude que leur offrait l'océan. A moins qu'il fut à présent trop vieux et trop las pour diriger de tels escarmouches... C'était en tout cas la rumeur qui courait parmi l'équipage, faisant ricaner Espirek. En effet, le jeune homme haïssait le Capitaine, son propre père, car lui-même n'avait récolté que de la hargne de sa part, un rejet injuste. Il aimait entendre les corsaires baver dans le dos de son brutal et décrépi géniteur. Il espérait y voir là la promesse d'un déclin certain ; la chute de Barkan l'Indompté ! Que cela serait jouissif pour son propre fils... Spic gardait toutefois ces pensées pour lui-même, trop apeuré d'être jugé comme traître et être jeté par-dessus bord aussitôt. Le jeune homme n'était plus un gamin, il s'était endurci avec les ans et les coups, mais certaines craintes infantiles persistaient à le maintenir sous le joug des autres hommes. Il donnait l'effet d'être un rat, prêt à mordre si besoin, mais favorisant toujours la fuite et les trous pour se cacher.

Au milieu de l'après-midi, on entendit le mousse chargé de surveiller l'horizon crier l'alerte. Tous les visages se levèrent, tantôt intrigués, tantôt la mâchoire déjà crispée à l'idée de se battre. A l'énoncé d'un bateau pirate ennemi, certains hurlèrent même d'une rage farouche, brandissant pour la plupart leur sabre, haut vers le ciel qui se couvrait lentement de lourds nuages. Peu de temps après, en effet, ils purent tous apercevoir d'autres voiles et un drapeau noir typique des pillards des mers. Barkan se rua hors de sa cabine, comme un diable surgissant de sa boîte, et se jeta contre le bord du pont, les poings crispés au bastingage, le regard coléreux figé sur l'autre bâtiment.

« Aaren... » siffla-t-il avant de cracher un mollard dans les flots.

Il inspira profondément, faisant frémir sa moustache grisonnante, et se redressa pour faire face à son équipage. Tous le regardaient, en attente d'un ordre, d'une directive quelconque. Barkan sourit, un demi-sourire carnassier, l’œil pétillant.

« Qui sommes-nous ? »

« LES INDOMPTÉS ! » cria l'assemblée d'une seule et même voix.

« Prouvez-le moi, bande de cafards ! BRANLE-BAS DE COMBAT ! » rugit le Capitaine, dégainant son épée en un chant de fer mélodieux.

Jamais Barkan n'eut autant tort de toute son existence. Les canons éclatèrent mais, bien vite, les fameux indomptés se rendirent compte que les leurs manquaient de puissance ; ceux d'Aaren les frappaient de plus loin qu'eux-même le pouvaient. Voiles et pont étaient déjà bien endommagés quand leur adversaire vint se coller contre eux, entrechoquant les navires et provoquant une houle violente. L'écume vint jusqu'à lécher le plancher et les pieds, parfois nus, des pirates. Ce fut dans l'odeur de l'iode et de la sueur que s'entama la lutte entre les deux équipages, au doux bruit des lames s'embrassant sous une bruine nouvelle. Comme si le ciel était triste de voir autant de morts... Spic, peu habitué à se battre, même s'il savait s'y faire, était resté un moment en retrait, caché derrière la barre, se demandant quoi faire. Son père ne lui avait jamais permis d'avoir une arme de ce nom ; il n'avait droit qu'aux sabres rouillés par le sel ou à de stupides couteaux de lancer. Certes, il avait, de ce fait, appris à les manier avec un joli talent, mais il aurait préféré brandir le sabre et trancher têtes et boyaux plutôt que jouer aux... fléchettes. Par dépit, il finit par s'engager en quelque sorte dans le combat, visant yeux, joues et poumons du haut des filets ou suspendus au mât de beaupré. A chaque coup, il changeait de place, grimpant comme un singe dans les hauts-rangs pour aller balancer ses surins ailleurs, évitant ainsi d'être repéré.

A force de voir tomber les siens et quelques rares ennemis, il put finalement s'emparer d'une longue lame. Il la vola, sans vergogne, prêt à rentrer enfin dans le vif du sujet. Ce fut à ce moment qu'il vit une femme. Une femme !? Il la regarda un moment, dissimulé derrière une voile déchirée et pendant lamentablement, et admira ses prouesses. Il n'aurait jamais imaginé qu'un spécimen du sexe faible puisse massacrer des hommes... Elle était agile, rapide. Voilà pourquoi. Elle virevoltait en tous sens tandis que les balourds musculeux peinaient à la suivre. Spic sourit. Elle se battait comme lui se battait ; il n'avait jamais réussi à avoir une musculature aussi conséquente que les autres et avait rapidement dut mettre à sa faveur son corps fin, élancé et souple, et ne pas trop compter sur sa force brute plutôt faible. Il la suivit des yeux puis, sans qu'il ne s'en rende compte tout de suite, il la suivit totalement, enjambant des corps sans vie dont le fluide écarlate imbibait et rendait poisseux le plancher. Il tenait fermement son épée et devait avoir une drôle de tête car, lorsqu'elle se retourna et planta ses yeux dans les siens, elle lui ria à la figure.

« C’est courageux de venir jusque là alors que c’est peine perdue ! »

« Tu veux plutôt dire que c'est inutile. Car, en effet, c'est peine perdue... Mais pour vous ! » fit-il, poussant à son tour un petit rire malfaisant.

Certainement qu'elle pensait qu'il allait sauter sur elle, la lame au poing, comme tous les autres avant. L'ayant assez observé pour avoir un minimum compris sa tactique, il avait décidé d'agir tout autrement. Il baissa son arme et, de l'autre main, alla chercher un surin et, d'un mouvement vif et précis de la main, il envoya la pointe métallique en direction de la femme.

« Prends ça, chienne ! » cria-t-il alors qu'il en attrapait déjà un second.

Raté. Il avait raté son coup de peu, à cause du remous du navire, irrégulier et de plus en plus violent au fur et à mesure que la tempête se déchaînait au-dessus et en-dessous d'eux. L'océan tout entier semblait avide, comme une immense bouche béante d'un bleu d'obscurité, prête à dévorer chaque homme ayant eu le malheur de tomber... Spic pesta d'avoir loupé son lancer, malgré les circonstances atténuant son échec ; il était fier, trop fier, et détestait faire une erreur dans les rares domaines où il se pensait bon. Il foudroya du regard la mignonne qui, elle, lorgnait sa plaie au bras avec une grimace. De douleur, de mépris, de frustration ? Le fils de Barkan n'aurait pas su le dire, mais il n'aimait pas qu'elle n'ait même pas poussé un petit cri. Il grinça des dents lorsqu'elle le toisa à nouveau, lui déclamant des paroles qui s'évaporèrent dans les bourrasques, les empêchant d'arriver intactes aux tympans de Spic. N'ayant pas pu entendre, il fut choqué de la voir brandir son sabre et le projeter, pointe en avant, vers lui, tel qu'il l'eut fait avec ses petits coutelas. Il eut un mouvement de recul, inutile, car la large lame s'enfonça dans le plancher, à quelques pieds devant lui. Alors qu'il relevait la tête, il jura, car la diablesse lui sautait littéralement dessus. Son poing vint l'atteindre en bas de son visage, lui déboîtant presque la mâchoire, mais Spic ne cilla quasiment pas. Il se frotta là où s'étalerait bientôt un ecchymose, d'un air ennuyé, un demi-sourire étirant sa bouche sans qu'une once d'amusement ne s'y perçoive.

« C'est tout ? Des brutes m'ont tabassé longuement avant toi, c'est pas toi qui réussira à me faire mal... »

Elle arqua un sourcil dans sa direction, puis sourit à nouveau, ayant l'air de se foutre royalement de sa gueule. A moins qu'elle ne l'entendit pas non plus... Foutue tempête assourdissante qui rendait impossible les échanges verbaux pleins de menaces philosophiques ! Spic aurait adoré l'immobiliser et lui tordre son petit cou de peste, là, maintenant, tant il bouillonnait intérieurement de frustration en ce moment-même. Il se contenta de l'assassiner d'une œillade noire, ce qui eut autant d'effet sur elle qu'une piqûre de moustique. Quelques secondes plus tard, sans qu'il ait pu analyser sa nouvelle situation, il se retrouva coincé, la tête au creux de son coude, et qui la lui tordait atrocement. Sa glotte enfoncée, il ne put que pousser un hoquet rauque, une espèce de glapissement de chiot chopé par la peau de l'échine. Spic roula des yeux, essayant vainement de voir ce qu'elle foutait, lorsqu'elle vit en face de lui un de ses compatriotes se prendre son propre dard de fer en pleine face. Sa boîte crânienne percée, son cerveau troué, il eut un spasme ridicule avant de s'affaler tout du long. Boah, il n'avait jamais beaucoup apprécié Edbert, il était de ceux qui le frappait le plus souvent dernièrement... Qu'il pourrisse dans les tréfons, ce pisse-vinaigre.

Quoique la mort soudaine de ce gars eut pu le réjouir, de façon éphémère, très éphémère, sa propre situation était délicate et pouvait fortement le mener à un pareil sort. Il se dégagea aussi bien qu'il put. En vain. A croire que cette femme avait muté en tique ! Elle s'accrochait bien, la gourgandine ! Et, de plus, elle le provoquait ! Lui, s'amuser ? Ce sera le cas lorsqu'il verra ses entrailles s'étaler au sol, et seulement là !

« Lâche-moi ! Mais lâche-m... »

Une déflagration vint l'assourdir, lui faisant siffler les oreilles d'un petit son continu et aigu, insupportable. Les deux adversaires furent brutalement écartés l'un de l'autre lorsque la femme sauta de côté pour éviter le mât principal qui s'effondrait sur eux. Le fils unique du Capitaine ne put se rattraper à quelque chose et se retrouva étalé à terre, le visage s'écrasant lourdement dans un mélange de sang et d'eau salée. Infect. Alors qu'il peinait à se relever, à moitié sourd, le corps endolori, surtout le cou, et les yeux piqués par le sel, il lâcha une flopée de jurons plus originaux les uns que les autres, crachant à qui mieux-mieux sur cette folle. Il la chercha de son regard allumé, sa main luisante s'insérant dans ses habits pour en extirper une petite lame. Le calme, tout relatif, était revenu à bord du navire et il put marcher à peu près droit devant lui pour la rechercher. Le mât fracassé tout le long du pont bloquait, par ses voiles, les faits et gestes de ceux se retrouvant de l'autre côté, ce qui n'allait pas l'aider à la débusquer. Pourtant, chance ou pas, il finit par apercevoir les mèches alourdies par la pluie d'une tignasse trop soyeuse pour être celle d'un homme. Elle était de dos, semblant être à l’affût de sa propre apparition. Il ricana sous cape, s'approchant en posture accroupie, avançant derrière tonneaux et cordages enchevêtrés en tas pour rester loin de son regard au cas où elle se retournait brusquement vers sa position.

Une fois assez près d'elle, un manche de surin pincé par ses doigts, il envoya son arme artisanale dans sa direction. Cette fois, ni le vent, ni le cahot du navire, ni la pluie ne vinrent faire foirer son lancer ; la lame, aussi petite fut-elle, vint s'enfoncer entre les omoplates. Ce n'était pas là un coup mortel, la lame étant juste assez grande pour tuer mais de face, et droit au cœur, mais elle serait bien embêté avec ça dans le dos, incapable de la retirer toute seule. Puis, comme ce n'était qu'une femme, elle finirait bien par pleurer sous la douleur et à implorer sa pitié... Là, comme tout pirate se respectant, il la sauterait avant de la jeter par-dessus bord. Son père aura alors gagné la bataille et, ce soir, aussi peu seront-ils alors, ils trinqueront à leur victoire avec des bouteilles de rhum bon marché ! Chantant, mugissant, et transpirant d'orgueil ! Ses pensées positives s'effondrèrent quand il vit sa victime se redresser et se tourner pour lui faire face, le visage cramoisie, non de douleur mais... de colère. Spic déglutit.

Si c'était à refaire, Spic aurait sûrement évité ce geste malheureux qui faisait que, à présent, une vraie furie s'apprêtait à décharger toute sa rage contre lui. Il recula par petits pas craintifs tandis que son ennemie avançait d'un pas assuré, malgré sa blessure, son sabre brandi vers lui. Il leva le sien, le cœur battant. Il n'était vraiment pas excellent en duel d'épées, vraiment pas, et même s'il avait en face de lui une fillette, il appréhendait la suite. Sa mort lui sembla très proche, un peu trop à son goût. Ce n'était malheureusement plus le moment de fuir, il devait braver le défi de cette femme au péril de sa vie. Il inspira profondément, se débarbouilla la figure de la pluie, se secouant comme un chien errant trempé et joua des épaules. Il fit un petit geste de la main, incitant crâneusement la pirate à s'approcher davantage - comme si elle en avait besoin - et se força à afficher un sourire amusé par la situation, pour faire bonne figure au cas où on le regardait. Un millième de seconde plus tard, leurs sabres se rencontrèrent. Un choc qu'il connaissait mal parcouru le bras droit de Spic.

Le duel dura bien plus longtemps que tous les combats similaires qu'avait déjà vécu le fils de Barkan. Peu doué, il foira toutes ses parades, se faisant déjouer par cette fichue femme. Il arrivait tout juste à la tenir en respect, suffisamment pour éviter de se retrouver le bide bavant ses intestins ou avec une deuxième bouche sous le menton. Un coup à droite, un coup en haut, et vlan, et vlan ! Il parait ses frappes comme elle parait les siennes, à croire qu'ils dansaient au lieu de chercher à se tuer. La danse des pirates. La danse des morts. La danse ultime. La sueur perlait aux tempes blêmes du jeune Spic qui galérait à soutenir la cadence, tandis que la pirate, mue par une soif de sang qu'Espirek subissait avec l'énergie du désespoir, semblait mener avec brio. On sentait une longue expérience en la matière, chose qui faisait clairement défaut au jeune homme. Son bras, bientôt, lui sembla lourd à manier et son agilité lui manqua rapidement, l'épuisement l'assaillant déjà, et s'il bougeait encore son épée, ce n'était que grâce à son désir ardent de vivre une nuit de plus.

Ce désir ne lui suffit pas à se préserver d'une parade qui lui fit perdre son arme. Sa lame, sous ses yeux ébahis, chuta, et la pirate ne rata pas l'occasion pour l'éjecter au loin d'un franc coup de pied. Hors de sa portée, le sabre parut à ses yeux comme l'incarnation de sa plus terrible défaite, qui le mènerait tout droit à la mort. Certainement que cette donzelle allait le transpercer de son sabre, ne lui laissant plus aucune chance... Il était fini, foutu. Voilà à quoi aurait rimé sa vie ; née d'une putain, haï par son père qu'il devait tout de même subir au quotidien, tabassé par ceux qui auraient du être ses frères et assassiné par une... femme. Bon sang, un homme pouvait-il imaginé pire existence et pire fin ? Spic en aurait volontiers pleuré, il aurait aimé se lamenter sur son sort, tout son soûl, tant cela lui paraissait odieux et injuste. Il était maudit par les Valar. Quand son ennemie s'avança à nouveau vers lui, il pensa sincèrement à sa dernière minute de vie. Il lapa une goulée d'air, sa dernière, et ferma les yeux, attendant le froid du fer entre ses cotes.

Mais rien ne vint. Un bousculement brusque l'amena penché par-dessus le bastingage. Il poussa, malgré lui, un cri de stupeur et rouvrit les yeux aussitôt. Il se mit à agiter stupidement des bras et des jambes avant d'empoigner, par un réflexe instinctif, les manches de son bourreau. Qu'il meurt d'un coup d'épée, certes, c'était moche, mais mourir noyé lors d'une tempête de mer, c'était l'apothéose de la terreur ! Il ne voulait pas que l'océan l'avale, l'engloutisse, il ne voulait pas nourrir la poiscaille grouillant sous les flots, il ne voulait pas devenir les racines d'une algue gluante aux couleurs de vomissures ! Tout, mais pas ça ! Spic planta des yeux de cabot battu dans l'azur - le bel azur - de ceux qui appartenaient à la femme qui aurait sa peau. Très près de lui, cette fois, lorsqu'elle lui parla, il put comprendre le sens de ses paroles. Ah, voilà pourquoi elle ne lui avait pas tout bonnement tranché la jugulaire ou le jarret. Elle désirait lui faire subir la même chose que ce qu'il lui avait fait. Elle n'en manqua pas une pour lui asséner une espèce de sermon. Oubliant un instant sa posture plus que délicate, il poussa un rire malsain et rétorqua :

« Ça sert à quoi la bravoure à un corsaire, hein ? Ça sert à quoi de prendre des risques, d'être... si braaave, une fois qu'on est mort, hein, m'beauté ? »

L'idiot souriait, riait, tandis que la pluie diluvienne martelait son visage et l'empêchait d'ouvrir complètement les yeux. Quitte à mourir, autant profiter un peu et balancer une belle phrase avant. Ou n'importe quoi qui rendrait sa mort plus sympathique à raconter. Si quelqu'un seulement prendrait la peine de la raconter... D'ailleurs, ouais, qui le ferait, en fait ? Son nom le rejoindrait dans les profondeurs des flots, il disparaîtrait comme lui-même disparaîtrait de ce foutu monde. Son sourire s'évanouit. Et se métamorphosa en « o » de terreur lorsqu'il vit le surin, son surin, encore rouge du sang de la pirate, s'élancer vers lui. Spic ferma à nouveau les paupières, prêt à accueillir la fin, terrifié qu'il était.

Lorsqu'il les rouvrit, aucune douleur. Le décor n'avait pas changé. On entendait encore quelques bruits de luttes, des cris gutturaux un peu partout, plus en très grand nombre mais assez pour indiquer que le combat n'était pas encore fini. Spic ne sentait plus de pression sur son col et, lentement, se détacha de la rambarde. Un regard circulaire lui montra que la pirate était avachi à même le sol, gémissant, à moitié assommée. Un petit tonnelet d'ale brune roulait à ses côtés avant de piler un peu plus loin, ne bougeant que sous le mouvement de la houle. Une voix, en haut, l'interpella. En levant le visage, il vit un des rares gars ne l'ayant jamais frappé, un des membres ayant rejoint récemment l'équipage de Barkan.

« Tu as une dette envers moi, p'tit ! » fit-il, souriant de toutes ses dents absentes, avant de retourner dans le feu de l'action.

Espirek, un peu choqué par ce revirement de situation, jaugea le corps de la femme qui s'agitait faiblement, ayant l'air de ne plus avoir le sens de l'équilibre. Il s'accroupit à côté d'elle, la pensant inapte à continuer de se battre.

« J'me croyais maudit. 'faut croire qu'on m'pense destiné à quelque chose. Hein ? T'y crois, toi, au destin ? » lui dit-il. En guise de réponse, la pirate lui maugréa un truc inaudible. Spic arqua un sourcil. « J'ai rien compris. Bon, il est temps de dormir. »

Il lui décocha une chiquenaude sur le front, ce bête petit geste la renvoyant couchée sur le dos, les bras en croix. Convaincu qu'elle n'était plus un danger pour lui, Spic se releva, se frotta les mains et tira sa maigre tignasse en arrière. Il la regarda encore un moment, sourit pleinement, lui piqua son sabre d'une main leste et lui tourna le dos. Il se dit, lâchement pour ne pas changer, qu'il allait se cacher quelque part et attendre que tout cela se termine bien gentiment. Peut-être le ferait-on prisonnier. En tout cas, il allait arrêter de combattre, il avait déjà frôlé la mort ce soir et une seconde fois ne le tentait pas trop.

Spic en avait marre. Cette foutue femme ne semblait pas vouloir se décider à crever ou à lui foutre la paix ; quelle idée avait-il eu d'aller l'intercepter, tout à l'heure ! Pire qu'une mauvaise herbe tenace, elle tenait vraiment à lui mener la vie dure. Il avait à peine un autre sabre en main, le sien, qu'elle revenait à la charge, le plaquait au sol, et récupérait sa propriété. Elle était costaude, rusée, vive. Spic avait toujours eu l'habitude des gros balourds qu'un peu d'agilité suffisait à contrôler, mais celle-là était d'un tout autre gabarit et d'une trempe bien différente. Une vraie teigne. Quand elle le délaissa, pour se préoccuper de son compagnon, il put reprendre sa respiration à grosses goulées. Il avait le visage cramoisi, marqué par la précédente pression sur le bois humide, et il se l'essuya, étalant un peu plus le mélange de tous les sangs de pirates étant mort sur ce coin du rafiot. Il avait rampé sur le côté, toujours à terre, le dos contre le bastingage, histoire de reprendre complètement son souffle. D'un œil agacé, il la vit prendre le dessus sur son duel d'épées et finir par mettre à mort son sauveur. Un des seuls foutus types qui avaient eu pour lui un semblant de respect. Il haïssait cette femme.

Se relevant, il lui fit face, ses traits défigurés par la rage. Plus d'amusement, plus d'envie de rigoler, il avait l'humeur de ses pires mauvais jours sur son faciès, totalement déformé par le désir de tuer. Même jeune, inexpérimenté du combat, n'ayant pas souvent retiré la vie à autrui, il n'était pas sans cette âme vivace de tout bon pirate, il en était un et cela se voyait plus que jamais à présent. Il tremblait de fureur alors qu'il s'avançait vers son ennemie. Ils se tournèrent autour, comme deux chats se feulant mutuellement dessus, prêts à bondir sur l'autre, toutes griffes sorties. Ils étaient tous les deux sans arme, maintenant, il n'avait même plus de surin sous son veston de cuir, les derniers s'étant échappés lors de leur dernière escarmouche. Ils devaient se trouver un peu partout, éparpillés, hors de sa vue et de sa portée. Espirek, toujours en pas chassé, cracha une gerbe de sang en direction de la pirate, un filet dégoulinant sur son menton, rapidement lavé par la pluie torrentielle qui ne cessait de s'abattre sur eux, comme si elle désirait les noyer avant la mer elle-même.

Le bateau ne ressemblait, à présent, plus qu'à une immense coque inutile, dénudé de ses voiles, percés de gros trous de boulets dans sa poupe, la figure de proue écroulée et coulée dans les profondeurs de l'océan, deux mâts sur trois déchiquetés de leur base. Espirek, se rendant compte de l'état pitoyable de leur navire, regarda le désastre bouchée bée. Il ne semblait pas triste, juste étonné et un peu choqué. Une lente réflexion se vit sur son visage battue par les gouttes de pluie. Alors que tout membre d'équipage serait affolée par la chute de son navire, lui ne paraissait qu'éberlué un court instant puis, contre toute attente, il sourit. Doucement, légèrement, mais il sourit tout de même. En face de lui, son adversaire le regarda en diagonale, ne comprenant clairement pas cette mine étrangement ravie. Reportant son attention sur elle, Spic lui offrit un sourire plus franc encore, ses yeux pétillants.

« Il faut croire que vous avez dompté la bête. » En disant ce dernier mot, il pensa à son père. Était-il toujours en vie ? L'idée de sa mort le fit ricaner. « Je devrais peut-être me rendre. »

Il baissa les bras, feignant l’abdication. Selen eut l'air de le prendre au mot et baissa sa garde. Elle vint vers lui, lui ordonnant de ne pas bouger, de se laisser faire, le temps de lui lier les poignets. Il pensait qu'elle le tuerait mais, apparemment, faire des prisonniers pouvait leur être également utile, plus que causer un monticule de cadavres. De toute, avec un minimum d'honneur, même un pirate ne tuait pas un homme qui acceptait de se rendre posément. C'était l'impression qu'avait voulu donner Espirek, toujours souriant, un masque de résignation sur son visage rougi par le sang d'ennemis et d'alliés. Son ennemie, lui jetant un regard suspicieux, fit le tour de lui pour se placer dans son dos. Elle insista pour qu'il n'émette aucun mouvement et reste totalement immobile, ce que Spic fit avec un malin plaisir. Elle se plaça enfin vraiment derrière lui et prit entre ses mains une corde pour lui ficeler les mains au creux des reins. Alors qu'il sentait le frottement du chanvre tissé sur sa peau, il fit un brusque mouvement, inattendu, qui poussa brusquement le haut de son crâne vers l'arrière. Son coup fit mouche ; sa tête alla fracasser le nez de la donzelle, un doux craquement se faisant entendre suivi d'un gémissement jouissif. Spic pivota aussitôt, lui fit face et, même s'il devinait sa vue trouble, lui sourit de toutes ses dents en éclatant de rire.

« Rien à foutre de cette barque puante ! Qu'elle sombre dans les abysses, ça m'est bien égal, t'entends ?! Je ne coulerai pas avec mon enfoiré de père ! » s'exclama-t-il, tandis qu'il décochait un second coup sur le front de la pirate, qui s'effondra sous la douleur devant lui.

Il lui cracha un mollard sanguinolent et se détourna d'elle, un sourire mauvais collé sur sa face. Le jeune pirate se dirigea vers le bord du bateau, regarda en contrebas et eut l'air satisfait de ce qu'il vit. Enjambant la balustrade de bois, il sauta dans le vide. Alors qu'on aurait pu croire qu'il plongerait dans l'eau salée d'un noir de ténèbres, un bruit mat au lieu du « splash » typique trahit la présence d'un bateau de secours, une maigre barque qui tenait à peine au bout de cordages mal noués. Fouillant dans les affaires, il sortit un coutelas rouillé avec lequel il trancha net les cordes ; la barque chuta sur plusieurs pieds, atterrissant lourdement sur la surface tumultueuse de la mer. Il extirpa des rames pour se mettre aussitôt à fuir l'épave qui avait été le magnifique Indomptable, tournant le dos à son passé, le cœur empli d'allégresse d'être toujours en vie.

Spic pensait qu'il allait s'en sortir, qu'il avait mis hors de combat la furie ; le regard fixé vers l'horizon, cette promesse de liberté, d'indépendance, loin de son père, de la piraterie peut-être, il se voyait déjà pêcheur ou bandit sur la terre ferme. Il se voyait déjà à la tête d'une troupe de pouilleux des grands chemins, ayant déjà tout perdu, tant et tant qu'ils se battraient corps et âme pour lui. Il avait le sang d'un chef dans ses veines et, même s'il n'aimait pas son géniteur, il pouvait le remercier de lui avoir offert cette énergie de meneur. Pour une fois dans sa vie, il pouvait tourner le dos à un passé qu'il haïssait au plus haut point et se construire une nouvelle existence, plus à son goût et à sa mesure. Dans le respect de la valeur qu'il se connaissait. Absorbé dans ces pensées qui lui gonflaient la poitrine d'espoir, il ne vit pas Selen armer une machine primitive d'un harpon, droit sur lui. Le sifflement de l'arme meurtrière fut étouffé dans les bourrasques de vents furieux. Son cri, par contre, transperça l'atmosphère et se répercuta jusqu'au navire qu'il fuyait lorsque sa cuisse se vit transpercer de part en part.

La douleur fut si forte, si violente, qu'il en lâcha ses rames qui coulèrent aussitôt à pique. Sa vue devint floue, il tangua sur lui-même et, de sa précédente position assise, il s'écroula au fond de la barque, gémissant comme un porc se faisant saigner. D'énormes larmes coulèrent, se mêlant à la sueur, le tout inondant aussi bien son visage que la pluie. Un autre liquide, rouge cette fois, s'étala sur ses chausses, trempant totalement ses braies de la cuisse jusqu'en filaments épais qui sinuèrent le long de son mollet. Au centre de cette étendue écarlate et poisseuse, un long manche de fer apparaissait ; de l'autre côté de sa cuisse, il ressortait, laissant voir les horribles picots qui avaient totalement arraché sa chair à l'intérieur de sa jambe. Espirek regarda sa plaie, effaré. Comment avait-elle pu lui faire une telle chose ? Quel genre de sadisme pouvait animer un être pour en arriver à faire ça !? Le jeune pirate était aussi choqué qu'abasourdi par la souffrance. Si seule la cuisse était touchée, il lui semblait que son corps tout entier ployait sous la douleur insoutenable. Il tenta de se déplacer, mais à peine eut-il fait bouger sa jambe meurtrie qu'il hurla à nouveau, au bord de l'évanouissement. La mort lui parut bien douce, à ce moment-là.

Comme si cela ne suffisait pas, son bourreau se mit à tirer sur la chaîne qui reliait Spic au pont de l'Indomptable. Des sanglots mêlés d'hurlements dignes des pires tortures s'emmêlèrent ; Spic, dans un état second, se mit à supplier que cela cesse. Il ne savait pas qui il suppliait ainsi réellement. Tout ce qui lui importait, à présent, c'était d'arrêter la déchirure de ses muscles. Qu'il meurt, si cela était la seule manière d'y parvenir ! Il pensa un instant à sauter dans la mer pour s'y noyer. Toutefois, un élan de lucidité lui rappela que Selen n'aurait qu'à tirer davantage pour le... repêcher. Tel un stupide dauphin. Les larmes coulèrent de plus belle sur ses joues. Il perdit tant de sang qu'il s'affala une seconde fois dans la barque de fortune, sa tête lui tournant violemment, toutes ses forces l'ayant quitté. Pour lui, il était certain que c'était sa fin. Il allait mourir, vidé de son sang, ou sous les coups de Selen ou d'Aaren, ou même de son père, qui sait ? Quoiqu'il en soit, il était foutu. Il se surprit à presque espérer que cela ne dure pas trop longtemps avant qu'il ne succombe totalement...

Lorsque le bras droit du Capitaine du Crépusculaire, son pire cauchemar en cette journée funeste, tira tant sur la chaîne du harpon qu'elle réussit à le ramener à bord, Spic avait presque perdu connaissance. Son corps était inerte lorsqu'il s'écroula sur le pont, sa tête belotant de droite et de gauche, un faible son rauque, sa respiration saccadée apparemment, s'échappant d'entre ses lèvres imbibées de sève humaine carmine. Ce fut le coup à son ventre par Selen qui le remit quelque peu conscient de ce qui l'entourait. Mais tout le décor, tous les sons, jusqu'aux sensations, étaient enfouis dans une espèce d'épais brouillard, une brume de son esprit, qui rendait à peine perceptibles par ses sens la moindre chose l'entourant. Il avait autant de réaction qu'une poupée de chiffons, il s'en bavait quasiment sur le menton. Il perçut à peine la menace de Selen. Spic put seulement lever son regard d'un gris de larmes, lentement, sur celle qui l'achèverait bientôt. On pouvait y lire son impatience de mourir. Alors qu'il revenait progressivement à lui, sa douleur s'éveilla en même temps que son esprit, et il se remit à geindre. Ses mains fébriles s'avancèrent et vinrent attraper le harpon toujours fiché dans sa cuisse. Plus tard, en repensant à ce moment, il sera incapable de décrire la sensation atroce qu'il eut, ni de préciser où il avait trouvé la force de commettre ça. En tout cas, ses doigts s'enroulèrent autour du manche glacé de métal, et il tira dessus. Il hurla, crut perdre la tête. Un geste faible envoya l'outil de torture rouler au loin. Son regard brouillé sut tout de même voir, à peu près, l'état de sa blessure ; un trou béant, d'un rouge sombre, se voyait au milieu d'une large déchirure de son pantalon. Son cœur manquait de lâcher. A nouveau, il tomba sur le côté, glissant lentement contre le bastingage, ses yeux se révulsant avant de se clore. Peut-être bien définitivement.

Ce fut dans un état de semi-conscience qu'Espirek, la douleur l'affligeant à un point inimaginable, entendit les dernières paroles de Selen. Il les entendit comme si les mtos devaient traverser du coton épais, mais il les entendit. Il rouvrit difficilement les yeux, la voix rocailleuse, la bouche pâteuse de sang caillé. Un filet de bave rosâtre glissa au sol de sa bouche tandis qu'il se hissait tant bien que mal sur ses bras, ses jambes se refusant à lui obéir pour le moment. Le corps tout entier meurtri, courbaturé, sa plaie puant déjà l'infection, il rampa péniblement jusqu'aux pieds de la femme et du Capitaine ennemi. Pourtant, malgré son état misérable et qu'il soit au seuil de la mort, il souriait. Faiblement, certes, il souriait, tandis que ses yeux observaient, une lueur l'animant, le crâne tranché des épaules de celui qu'il n'avait jamais plus appelé « père ». Un rire sinistre s'échappa de ses lèvres, suivi d'une toux mauvaise. Il reprit sa respiration, une grosse goulée d'air qui fit un bruit affreux de gorge, avant de relever le visage vers les deux chefs du Crépusculaire.

« Ce sera... avec plaisir. » dit-il en soutenant leurs regards posés hautainement sur lui. Quoique conscient du mépris qu'il pouvait leur inspirer, il sourit davantage en voyant leur air surpris. « Dans les cales. Au fond. Une trappe... Tout est là. Et quelques surplus dans les fontes des valises. La cabine de Barkan. »

Les quelques rescapés pas encore envoyés par le fond qui entendirent les propos du rejeton de leur Capitaine, se mirent à lui balancer insultes obscènes et les pires malédictions possibles. Celui chargé de les balancer par-dessus bord ne fit rien, attendit avant d'exécuter ce pour quoi il avait été désigné, comme pour laisser à Spic tout le plaisir de cette ultime humiliation. Espirek envoya à ses anciens compagnons une œillade à la fois incendiaire, provocante et amusée, ce qui lui donna un visage de fou à lier. Le jeune pirate appréciait cet instant, ce revirement de situation, ce plaisir immense à voir son foutu géniteur bel et bien mort. Il était débarrassé de cette vie de merde à bord de ce rafiot pourri... Malgré son curieux mais bon moral, il était à bout de force, ses bras tremblaient violemment alors qu'il tentait de se retenir de s'effondrer à nouveau. Il se hissa un peu plus, posant alors une épaule contre ce qui fut un mât. Aaren s'avança alors vers lui, plus aussi menaçant que juste avant semblait-il, et se pencha quelque peu pour lui poser la fameuse question. Vivre ou le servir ? Espirek ricana.

« Je ne vais pas mourir pour lui. » fit-il en montrant du menton le chef de Barkan, aux yeux révulsés et à la mâchoire déboîtée. « Prenez-moi parmi vous. Vous ne... le regretterez pas. »

Le souffle court, la douleur lancinante le reprenant, il poussa un gémissement d'animal blessé. Malgré cela, il se força à garder une contenance, la tête haute, le dos le plus droit qu'il le put. Ses mains déjà ensanglantées vinrent presser sa plaie béante, qui saignait abondamment. La tête lui tournait, il avait le cœur au bord des lèvres et d'atroces nausées. Le sel lui piquait les yeux, lui ouvrait les commissures de la bouche, et toutes ces sensations le mettaient au supplice. Pourtant, il voulait faire bonne impression et gardait un demi-sourire et un œil franc alors qu'il s'adressait à Aaen. Ce dernier et Selen discutèrent entre eux de son cas, un trop long moment selon Spic qui se mourait. Il était de plus en plus livide, son sang s'éparpillant toujours plus sur le pont couvert d'eau de mer. Bientôt, il ne tiendrait plus et s'il n'arrêtaient pas rapidement ce flot de vie sortant de sa jambe, il mourrait sans avoir pu totalement trahir son père et son équipage...

« Soignez-moi. » implora-t-il en grimaçant, interrompant leur conversation, alors que ses doigts s'enfonçaint dans ses chairs écartelées, essayant vainement de bloquer le sang qui s'écoulait. « Je vous serais plus utile... vivant... que mort... »

Sa vue se troubla à nouveau, ses derniers mots ne furent plus qu'un murmure presque inaudible alors que sa tête retombait vers l'avant, son buste suivant.

C'est à peine si Spic eut conscience de tout ce qui s'ensuivit. Le coup de pied d'Aaren, le sommant au silence par des mots cinglants, ne provoqua chez lui qu'un crachotement sanguinolent de plus, perdu dans les méandres de son esprit à la dérive. Il fut déplacé, traîné au sol alors que sa jambe laissait derrière lui un sillon écarlate sur le bois trempé, jusqu'à une cabine où des fers vinrent l'enchaîner au mur du fond. Il sentit à peine l'aiguille percer sa peau, pénétrant régulièrement dans ses chairs suintantes. Son âme sombrait, s'enfonçant dans la mort à chaque seconde. Malgré les secousses brutales provoquées par les soins sans tendresse de sa bourreau, le fils de Barkan remua à peine, aussi inerte que le cadavre qu'il aurait du être. Le reste de la journée se déroula ainsi, son corps luttant contre la putréfaction, son esprit divaguant à cause de la fièvre. D'horribles cauchemars vinrent parsemer ce semblant de sommeil, le faisant parfois s'éveiller en sursaut, la sueur perlant sur son front blême comme celui d'un macchabée, un cri gargouillant au fond de sa gorge comme empli de sable. La fièvre n'était pas loin de le consumer jusqu'à la folie. Pourtant, les soins furent efficaces, et le temps défilant fit son oeuvre. Spic se réveilla en début de soirée, la bouche pâteuse, une plainte déjà perçant dans sa voix rauque.

« De l'eau... »

La pièce minuscule, puant l'iode et la moisissure, était plongée dans une purée de poix qui ne lui permit par de voir autre chose que ses mains éclairées par un rai argenté venant de la lune montante, perçant le grillage d'un carré percé dans le mur de bois. Il se racla plusieurs fois la gorge, ne récoltant qu'un borborygme immonde et humide ; il cracha un glaire de sang, dégageant un peu son œsophage. Ses yeux mirent du temps à s'habituer à l'obscurité ambiante ; lorsque ce fut le cas, il put voir une ombre s'étirant par-dessous la porte à barreau, la seule retraite possible de cette pièce exiguë. Il y avait quelqu'un derrière cette porte. Il rassembla ses maigres forces pour interpeller plus franchement ce bougre.

« De l'eau ! De l'eau, s'il-vous-plaît ! Je meurs de soif... »

Sa voix s'étrangla, ne rendant qu'un souffle douloureux en fin de phrase, et sa tête lui tourna brusquement, le forçant à s'adosser lourdement contre le mur auquel il était enchaîné. Il se sentait à bout d'énergie comme après une longue course sur le plancher des vaches. A bien y penser, il avait fait bien pis que courir ; il se remémora l'après-midi passé, à moins que ce ne fut la veille ? Qui pouvait dire combien de temps il était là, en si piteux état, incapable même de se reconnaître vivant ou mort ? La porte vint à grincer avant même qu'il ne pense à émettre à nouveau son appel. Un homme torse nu, dévoilant une panse proéminente, s'avança vers lui d'un pas d'éléphant. Sa voix avait autant de grâce que sa physionomie et Spic se surprit à se demander comment un tel balourd pouvait se retrouver utile sur un navire pirate. Il garda, par prudence, ses pensées médisantes pour lui-même, offrant une mine suppliante. Le jeune pirate se savait en trop mauvaise posture pour se moquer de quiconque. La mort ne lui avait laissé qu'un faible répit ; l'équipage du Crépusculaire, son propre Capitaine, se ferait certainement plaisir à le soumettre au silence éternel s'il s'avérait dérangeant. Bien décidé à faire profil bas, il osa un petit sourire minable à son maton.

« De l'eau... Vous avez ça, de l'eau ? »

L'interpellé grogna à l'affirmative et alla chercher, dans un coin de la pièce, un pichet d'eau douce. Il l'apporta jusqu'à Espirek en lui ordonnant stupidement, vu l'état du prisonnier, de rester bien tranquille et de ne rien faire qu'il pourrait regretter. Spic hocha de la tête, confirmant qu'il obéirait, et il put enfin boire goulûment le filet du liquide vital se répandre sur ses lèvres, dans sa bouche, le long de son menton et éclaboussant ses habits. Il s'étouffa presque en buvant ainsi, crachotant plusieurs fois. Lorsque le récipient quitta le bord de ses lèvres, il voulut ordonner sèchement au type de lui en verser encore mais se retint. Autant se contenter de cela pour le moment. Le principal, actuellement, est qu'il était toujours en vie, et en bonne voie de guérison. Son gardien reposa le pichet à la même place et ressortit, sans un mot de plus. Spic se mit à fixer l'espèce de fenêtre laissant voir qu'un quart de la pleine lune, pensif. Rapidement, un sommeil de plomb réparateur l'assaillit une fois de plus, l'emportant dans des songes rocambolesques.

Le sommeil de Spic restait imperturbable, le rendant physiquement pareil à un mort. Combien de gifles son ennemie dut-elle lui asséner avant qu'il n'écarte une paupière paresseuse ? Son regard gris comme la mer en tempête se planta dans l'azuré des iris de Selen. Il mit un certain temps à la reconnaître mais, lorsque ce fut le cas, une moue dégoûtée déforma sa bouche qui ne désirait qu'exprimer les pires obscénités à l'égard de cette pouliche mal baisée. Il la regarda de haut en bas, mais sans prononcer une seule parole, se contentant de discrètement lui signifier toute l'absence de respect qu'il avait à son encontre. Il la fixa tandis qu'elle continuait de le rafistoler avec autant de délicatesse qu'un kraken, se forçant à ne pas montrer un seul instant qu'elle lui provoquait autant de douleurs que si une multitude d'aiguilles s'incrustaient dans sa chair à vif. Il ravala sa souffrance, patientant sagement pour le moment où elle lui foutra la paix.

Alors que Spic ne lâchait pas des yeux sa soigneuse attitrée, il put voir une lueur d'agacement et le pincement des lèvres typique qu'avait les gens lorsqu'ils se sentaient rabaissés, à une place indigne d'eux. Espirek connaissait bien cette mimique pour l'avoir souvent lui-même porté durant sa vie, ce faciès qui trahissaient à quel point on refoulait en soi la honte et la déception. Il ne savait pas ce qui provoquait chez elle autant de ressentiment si ce n'était... Oh, mais oui. Le jeune pirate sourit pleinement, comprenant enfin la raison de cette contrariété. Elle ne supportait de devoir lui servir de nounou, c'était évident ! A sa place, n'aurait-il pas, lui aussi, eut des pulsions dégoûtées ? Aaren devait lui avoir ordonné à elle et à elle seule, pour une raison qui restait cependant obscure à Spic, mais le dénouement lui plaisait. Qu'elle soit là à s'occuper de son cas critique la mettait dans une situation dont elle avait horreur et cette pensée le fit pousser un ricanement mauvais. Rire qui fut brutalement coupé lorsqu'elle lui planta dans ses mains un gobelet de fer empli d'une mixture verdâtre au parfum douteux. Spic le renifla, frétillant des narines comme un chien, et releva, sans bouger sa tête penchée sur le verre, un regard suspicieux. Non... L'empoisonner ne rimerait à rien. Ni même un sédatif, il était déjà bien assez affaibli que pour avoir besoin d'un tranquillisant le forçant à un sommeil qui le prenait, de toute manière, à chaque instant.

« Quelle joie. » fit-il avant d'engloutir d'une traite le liquide amer. Il balança l'auge à travers la cellule, faisant cliqueter les chaînes reliant ses lourds bracelets. « Quelle joie d'avoir mon propre bourreau comme infirmière... Je suis bien chanceux. Tu es plutôt mignonne. »

Ses épaules se convulsèrent sous un nouveau rire qui lui arracha une toux, ce qui ne l'empêcha pas de rester hilare. Son maton s'avança vers lui, l'air menaçant, son ventre graisseux tressautant dans le mouvement, ce qui causa un haut-le-cœur chez Espirek. Le jeune homme leva ses deux mains, autant qu'il le put vu les chaînes qu'il portait, dans l'idée de feindre sa soumission.

« Calme, calme, l'éléphant de mer ! Ce n'est là qu'des paroles d'un pauvre taré. J'y toucherai pas, à la donzelle d'Aaren. J'suis pas d'ce genre de types, moi. Chacun sa pouliche. Moi non plus j'partagerai pas, hein ? »

L'idiot ne pouvait s'en empêcher. Il était de ces têtes brûlées qui avaient le verbe taquin, piquant, à la salive venimeuse s'il lui en prenait l'envie impulsive. Il s'attendait à recevoir un coup bien placé de la part de cette femme qui n'avait décidément pas sa place sur ce navire, à son humble avis. Il la regarda à nouveau, droit dans les yeux, un sourire écartelant sa bouche d'une oreille à l'autre.

« Vas-y, frappe. Je sens que t'en crèves d'envie, ma belle. » Il leva les poignets, montrant ses chaînes, faisant chantonner celles liant ses chevilles. « Profite. Je pourrais même pas me défendre. Quelle aubaine ! »

Bien évidemment, la petite sotte qui leur servait de quartier maître lui décocha un coup qui le fit choir sur le côté sans qu'il n'ait la force ni le temps de se rattraper ; de toute façon, avec ces foutus bracelets bloquant ses poignets, essayer n'y aurait rien changé ! Pour l'agacer de plus belle, il accueillit sa frappe d'un grand rire tonitruant et moqueur, qui s'étrangla dans sa gorge lorsqu'elle le menaça de son sabre et que le gros lard vint le maintenir fermement contre le plancher. Sur sa jambe, il put sentir le contact glacé de la lame s'insinuer déjà dans sa chair ; un petit mouvement et une entaille s'y tracerait, profonde si Selen le désirait, et Spic ne désirait pas être plus amoché que cela. La douleur, il s'en fichait bien, il souffrait déjà le martyr à l'instant et cela ne l'empêchait pas de ricaner et de jouer les fanfarons. La douleur physique n'était qu'un message du corps et non une fin en soi, c'est ce que ses longues années d'enfance et d'adolescence lui avaient appris, à subir les remontrances parfois infondées des membres de l'Indomptable et de son propre père. Il fusilla la pirate de son regard sombre malgré la sueur trahissant une panique qu'il ne put contenir. Il put tout juste ne pas faire voir son soulagement lorsqu'elle se retint de commettre un acte malheureux. A bien y penser, Espirek se demandait lequel entre elle et lui devait s'estimer le plus chanceux qu'elle n'ait pas fait une telle chose.

Ensuite, la donzelle l'informa de la décision de l'emmener devant le Capitaine. Ce bon vieux Aaren, grand ennemi de son cher géniteur qui nourrissait à présent la poiscaille des abysses. Spic craignait quelque peu pour lui mais une petite voix dans sa tête le rassurait ; il leur était bien plus utile vivant que mort, il pourrait subir des tortures pour qu'il crache ce qu'il savait, mais il vivrait. Et tant qu'il y avait de la vie, il y avait de... l'espoir ? Non, pour Espirek, cela signifiait qu'il y avait encore le moyen de se venger. La vengeance est un plat nordique, se mangeant glacé à qui sait attendre, et Espirek avait appris également la patience infinie qui pouvait le caractériser, au vue des autres, comme un passif. Que nenni. Les Valar avaient été radins en ce qui concernait sa force et sa puissance corporelle, certes, mais n'avaient pas lésiné sur la ruse et l'intelligence pour son cas. Au fond, il se voyait comme bien veinard à ce sujet, trouvant que l'intelligence avait été d'un bien meilleur secours dans sa vie plutôt que sa capacité à taper les gens et à fendre l'air de son sabre. Cette fois-ci encore, sa langue lui serait d'une bien meilleure aide que s'il avait eu en sa possession un sabre comme celui qui battait la hanche de Selen, tandis qu'elle, le gros lard et lui-même sortaient de la cabine dégueulasse pour traverser le pont.

L'amour-propre d'Espirek en prit un peu pour son grade sous les quolibets grossiers de l'équipage, cependant, il ignora superbement vannes et gestes obscènes en gardant son regard droit devant lui. Sa jambe le lancinait et ne fut-ce que poser un pied au sol lui aurait arraché une plainte irrépressible ; il fut, de ce fait, bien content d'avoir cette énorme masse de graisse pour le soutenir, son honneur de pirate étant alors mis aux cachots. Il s'appuyait largement sur cette chair molle jusqu'à la cabine du Capitaine où Selen pénétra en première d'une démarche fière, ce qui arracha une moue dégoûtée à Spic ; une femme à bord d'un navire de piraterie, on avait tout vu ! Elle se pavanait telle une princesse alors qu'elle ne valait pas mieux qu'une putain aux yeux d'Espirek. Il savait Aaren fou mais se demandait quelle folie l'avait animé le jour où il avait accepté cette peste sous son drapeau noir. Peut-être qu'en étant à bord du Crépusculaire, il apprendrait vraiment à quel point le cervelet de ce Capitaine était rongé par l'aliénation. Il se fit lâcher comme un mendiant, sa blessure le tiraillant si violemment qu'il s'échoua brutalement au sol devant le bureau d'Aaren sans qu'un cri ne lui échappe. Il se redressa sur les bras puis, d'une main ferme sur le bord du meuble, vint à réussir à se mettre à peu près debout. Il chancela, mais sa voix ne tremblait pas lorsqu'il parla :

« Me voici. »

Un sourire vicieux vint étirer ses lèvres pâlies par l'absence de sang dans son corps. Ses yeux, quoique ternis par son manque de force, brillaient d'un ultime éclat de bravoure.

Il aurait du se taire. Mais ce n'était pas dans ses habitudes. Pourtant, il n'avait fait que se présenter ; peut-être aurait-il du afficher un air plus soumis, plus malade, plus en accord avec son état ? En tout cas, ce corniaud ne le rata pas ; d'un coup de pied violent, il l'envoya valdinguer en arrière, Spic se retrouvant allongé sur le dos. A peine se fut-il redressé à moitié que le même pied d'Aaren alla enfoncer sa pointe de botte sur sa plaie encore vive. En plus de la douleur insupportable qui lui parcourut toute la jambe, il sentit le sang qui avait pris tant de mal à coaguler s'échapper à nouveau, ses croûtes fraîches éclater pour en souiller d'hémoglobine et de pus ses bandages. Sur le visage d'Espirek levé vers le Capitaine, dans ses yeux enfiévrés, se disputaient la souffrance extrême qui le paralysait et la colère noire qui grondait en lui. Tout ses traits étaient déformés par la sensation douloureuse et par sa rage et son désir ardent d'empoigner la gorge de ce chacal des océans, de lui enfoncer un dard de fer entre les cotes. Il réprima toute sa rancœur au fond de lui, ayant compris la leçon. Se taire, faire profil bas, et admettre une fois pour toute que sa putain de vie était en jeu. Il devait arrêter de faire le fanfaron, de jouer au coq dans la basse-cour, car si Aaren l'estimait emmerdant, il le tuerait sans hésiter. Il n'était vraiment pas en position de se défendre, autant par son état délicat que par son manque évident d'outils. Il était démuni et fragile comme un nouveau-né. Cela le remplit d'humiliation, un court instant. Finalement, Aaren, après avoir cessé de vociférer ses menaces de chien enragé, ordonna qu'on le place à une table ronde où s'étalaient des cartes d'une incroyable précision. Alors, on en venait déjà là ? Son séant installé sur l'inconfort du tabouret branlant, il examina les parchemins. Cela dit, il eut ni le temps de regarder à son aise, ni le temps d'émettre un début de réponse, qu'une main ferme vint lui tirer sa maigre tignasse.

Son visage tiré en arrière, son regard croisa celui de Selen. Elle restait muette mais Spic comprenait par cet échange la menace qui pesait sur lui. Il lui décocha un demi-sourire puis, d'un ton venimeux, dit :

« Je vais avoir du mal à trouver l'emplacement des trésors comme ça, tu crois pas ? »

Selen fit une moue et le lâcha enfin. Spic se frotta le haut du crâne, d'un geste nonchalant, avant de se pencher sur la table. Il prit une carte qui lui semblait la plus globale et l'approcha de son nez, louchant dessus, avant de glisser un doigt le long de la cote de Belfalas tout en marmonnant, sans que cela ne soit compréhensible par les autres personnes présentes dans la cabine. Il écarta son doigt qui alla tapoter à quelques miles de la cotes, pas loin de Minas Tirith.

« Quelque part par là... »

Puis, malicieux, il fit un rond sur la carte. Assez large pour couvrir, dans la vie réelle, plusieurs lieux, ce qui rendait très imprécis l'indication. Il lâcha la carte sur la table, avec un mouvement désintéressé, puis se tourna vers Aaren.

« Vous voulez savoir le plus drôle ? Mon père ne m'a jamais apprécié. Ça vous étonne ? En tout cas, je peux difficilement vous dire mieux que ça. Il avait autant confiance en moi qu'au reste de l'équipage. J'ai beau être son fils génétique, je n'étais rien pour lui. Ça vous évitera quelques semaines d'errance, mais... C'est tout ce que je peux dire pour l'instant. Peut-être que si on vogue jusque là, je reconnaîtrai l'île en question... Je l'ai vue, mais de loin. Elle était surtout faite de falaises rocheuses, et pas bien large. Un vrai casse-tête pour y accoster. »

Alors qu'il sentait l'animosité d'Aaren, de Selen et aussi du garde, il leva soudainement les mains, faisant cliqueter les entraves de ferraille à ses poignets. Il émit un rire nerveux.

« Doucement, doucement ! Je tiendrais ma parole. J'en sais peu, mais pas absolument rien. Je vous guiderai de mon mieux. »

Il eut un sourire incertain. Si Aaren s'en contentait, il aurait la vie sauve... Une vie dure, de traître, d'hypocrite, de soumission, mais il aurait la vie sauve. N'était-ce pas son seul but actuellement ? Il pourrait, plus tard, tenter d'avoir mieux que cette vie de petit chien à Aaren plus tard. Une chose à la fois. D'abord, gagner l'intérêt du Capitaine. Ensuite, peut-être, sa confiance - ou ce qui s'en rapprocherait le plus. Le serpent s'insinue lentement parmi les futaies et les herbes hautes, sa perfidie n'a d'égale que sa patience, et Espirek comptait bien agir de même.