In the midst ~ feat. Loan

Lorsque Selen se leva, une mine agacée régissant ses traits de poupée, Loan eut un mouvement de recul, mais il s'abstint aussitôt lorsqu'il vit que ce n'était que pour l'aider à enfiler sa chemise. Elle s'écarta ensuite de lui, tout aussi rapidement, l'homme se mettant alors à lisser les pans de son vêtement à l'aide de gestes brusques. Alors qu'elle reprit la parole, Loan l'écouta, mais avait du mal à se concentrer sur ses propos tant il bouillonnait. Il garda surtout en tête le compliment tout relatif qu'elle lui lança, et un faible sourire l'accueillit, en réponse au sien.

« Fort ? Peut-être... »

Le forgeron n'avait jamais vu ça sous cet angle. A bien y penser, oui, il avait passé des épreuves difficiles et sans trop de casse. S'il vivait maintenant reclus au pied d'une forêt qui faisait fuir la populace, il n'avait cependant pas couler au bas de la société ; il travaillait encore et subsistait tant bien que mal, vivant avec ses douloureux souvenirs, un passé lourd, un fardeau qu'il traînait malgré tout en gardant la tête haute. Il aurait pu s'effondrer totalement, se perdre dans l'alcool, se perdre dans le désir de vengeance et de l'auto-destruction. Il aurait pu finir bien pis que ce qu'il était advenu de lui actuellement. Cette pensée aurait pu le calmer, mais sa rage était telle qu'il gigotait encore, faisant les cent pas. Ce ne fut que la proposition de chasse de la jeune femme qui le bouscula dans son état.

« Oui, pourquoi pas. » fit-il d'un air las, frottant vivement sa nuque encore moite. Il s'étira à nouveau puis se dirigea d'un pas ferme vers sa maison. « Je reviens. »

A l'intérieur, il alla vers ses armoires où s'entassaient diverses armes ; épées, arcs et flèches de confection grossière, fléaux,... Certaines étaient brisées, bonnes à être réparées, et prenaient la poussière. Il n'avait en général qu'un seul arc mais il réussit à dégoter un plus vieux, soufflant la pellicule de saleté volatile qui le recouvrait. Il tâta la branche d'if, fut plutôt satisfait, tira la corde qui avait l'air de tenir assez correctement. Elle ne pourrait pas tirer bien loin avec un tel engin, mais cela devrait suffire pour viser un faisan, ces gros piafs incapables de voler tout à fait. Mais pas de lapins. Ils étaient bien trop vifs et la qualité de cet arc ne permettrait pas de frapper une telle proie. Le sien le pourrait, s'il arrivait à se concentrer suffisamment. Tout en soupesant l'arc destiné à Selen, il revint dehors et la rejoignit. Il lui tendit son prêt.

« Je n'ai aucun cheval, comme tu as pu le remarquer. Nous chasserons à pieds. »

Loan se sentait bizarre. Quelques minutes auparavant, il étalait sa vie passée à cette inconnue, et maintenant ils reprenaient en duo le cours normal de sa vie d'ermite. Il se sentait toujours aussi bousculé et perturbé. Il se rendit compte qu'il espérait qu'elle guérisse vite et s'en aille sans se retourner. Il désirait presque retrouver sa solitude, tout en appréciant cette singulière compagnie. Cette femme semblait plus adaptée à ce genre de situations étranges, tandis que lui subissait le déroulement de la journée avec un mal évident. Loan ne savait tout simplement plus comment se comporter avec quelqu'un et encore moins une femme. Et surtout pas une femme comme elle. Ce fut avec l'esprit toujours empreint d'un malaise palpable qu'ils se dirigèrent vers la forêt de Fangorn, pénétrant parmi les fourrées touffues à grandes enjambées prudentes. Les rondes les orties et autres plantes néfastes leur rendirent rapidement leur avancée compliquée, gênant leurs mouvements en enfonçant leurs épines dans les tissus de leurs vêtements. Il leur fallut un bon moment, silencieux, avant de s'extirper de tout ce bordel pour arriver, enfin, sur une clairière et une ensuite une voie plus praticable. Les arbres étaient serrés entre eux, parsemés ici et là de façon aléatoire et dense, aux racines énormes sortant de la terre meuble couverte de mousse et d'herbes hautes, gorgées de sève. Le silence emplit l'atmosphère, rendant l'ambiance lugubre. Malgré le soleil éclatant à l'extérieur du bois, ici, tout était beaucoup plus sombre. Les branches au-dessus de leurs têtes s'enchevêtraient tant entre elles qu'elles formaient un toit naturel bloquant tous les rayons du soleil. On se serait cru en pleine tombée de la nuit.

Loan leva le bras pour bander sans arc qu'il laissa ensuite baissé devant lui. Il continua d'avancer, aux aguets, ses pieds foulant délicatement le sol pour faire le moins de bruit possible. D'un bref regard, il vit Selen l'imiter et, comme quand ils se battaient encore, elle lui donna cette impression féline en se mouvant. Elle était réellement faite pour de telles activités, loin de la femme modèle bonne à marier. On aurait presque pu la confondre avec un homme. Il se rendit compte alors qu'il ne savait encore rien d'elle, contrairement l'inverse, ce qui le mit dans l'embarras. Il se promit, ce soir, au coin du feu, de lui en demander plus sur elle. Si elle le gênait et bousculait son quotidien, il ressentait une curiosité à son égard. Une curiosité qu'il avait envie d'assouvir. Mais ce n'était pas le moment pour penser à cela ; il reporta toute son attention sur les alentours, à l’affût du moindre mouvement indiquant la présence d'un animal. Toutefois, même le vent paraissait avoir fui les sous-bois ; pas un brin d'herbe, pas une feuille ne frémissait, ils entendaient seulement leurs pas lents et précautionneux écrasant une petite branche ou les feuilles mortes crissant sous leurs semelles. La forêt semblait morte. Le forgeron frissonna, pris d'une angoisse incompréhensible, et se redressa quelque peu.

Loan pouvait témoigner de la fermeté de caractère de Selen, sans aucun doute. Elle lui prouvait encore de quoi elle était capable malgré sa posture délicate, ce qui attisa son admiration pour ce petit bout de femme plus solide qu'elle en avait l'air. Pourtant, lorsque celle-ci lui intima de se taire, il la regarda en diagonale, se demandant la raison qui la poussait à les vouloir discrets. Lui s'était relevé de toute sa hauteur, scrutant les environs avec un soupir ennuyé et déçu ; il n'y avait rien et pas un seul bruit ne venait leur promettre une chasse fructueuse pour aujourd'hui. Les lieux étaient d'un calme inquiétant, d'un silence trop lourd pour une forêt qui se devait d'être grouillante de vies. Toutefois, il vit la voleuse bander son arc, lui arrachant une grimace de douleur, et envoyer sa flèche droit devant elle ; son tir manqua pourtant de précision, la flèche fit une cloche au lieu d'aller tout droit comme elle l'aurait du, et se planta dans un buisson une cinquantaine de mètres plus loin. Loan regarda Selen, la voyant ensuite pester sur des racines et... mettre la faute de son échec sur ces dernières. Soucieux, il s'avança vers elle et lui posa le dos de la main sur son front, y percevant encore des traces de fièvre. Cette constatation le confirma dans sa théorie qui était qu'elle n'était pas loin d'avoir des visions dues à un début de folie. Il voulut lui dire de s'en aller, de retourner chez lui, qu'elle puisse vraiment se reposer car elle n'était pas en mesure de subir une telle escapade. Qu'elle en vienne à parler d'Ents... C'était plus grave qu'ils ne voulaient se le dire et il allait la prendre par le coude pour l'emmener hors des sous-bois lorsque Selen pivota sur elle-même, remarquant quelque chose que lui ne voyait pas.

Il se retourna dans la même direction, se demandant quelle lubie la prenait encore. Cette fois, pourtant, il vit la même chose, et rien de bien plaisant. Une bande d'orcs avançaient vers eux, bousculait la végétation à coups d'épaules bourrues, ou la tranchant nettement à l'aide de machettes souillées. Son cœur manqua un battement et ce fut sans se faire prier qu'il suivit, le dos voûté et à petits pas rapides, sa chère voleuse, qui les embarqua dans des fourrées touffus où ils espéraient pouvoir rester hors de vue des orcs. Le forgeron n'avait jamais eu affaire à ces créatures, même depuis tout ce temps à vivre dans le coin, et il était choqué d'en apercevoir si près de chez lui. Il se promit de déménager au plus vite, dès la guérison de la jeune femme, craignant trop qu'un jour les orcs ne débarquent carrément chez lui. Pour l'instant, ils étaient en réelle mauvaise situation et Loan n'avait aucune idée de comment s'en dépêtrer. Fort heureusement, sa compagne de chasse avait l'air d'en savoir mieux que lui sur comment se débarrasser de ces monstres. Il regarda quelques secondes la lame qu'elle lui tendit, chuchotant ensuite un conseil pour mettre à mort l'orc qui s'approchait dangereusement de leur cachette improvisée. Loan prit la lame avec une certaine hésitation, préférant lâchement qu'elle s'en occupe elle-même. Néanmoins, il la savait trop blessée pour anéantir un orc seule et savait qu'il se devrait de l'aider. De toute façon, il était un homme ! Ce n'était pas une femme qui allait jouer son rôle de mâle protecteur, n'est-ce pas ? Malgré cette pensée secrète, il déglutit, peu sûr de son coup.

Selen, en silence, tel un félin dans les branchages à l'affût de sa proie, se déplaça jusqu'à pouvoir se retrouver dans le dos de leur adversaire. Bien étrange que de se retrouver à lutter ensemble contre un ennemi commun alors que, hier seulement, ils se seraient volontiers massacrés mutuellement ! En dehors du danger qui les menaçait à présent, Loan en aurait ri. Il préféré cependant se concentrer sur la tâche qui lui incombait. Sa main moite serrant fermement la petite garde de cette fine lame, il se tint prêt à bondir hors du buisson dès qu'il verrait le moment opportun arriver. Ce fut le cas lorsque la jeune femme sauta sur l'orc et, d'une prise habile, le força à bouffer terre et feuilles mortes, dans un grognement plus animal qu'humain. Loan sortit aussitôt, bondissant sur ses jambes pour aller planter l'épée dans la nuque ainsi offerte. La lame trancha la chair et les cervicales comme s'il l'avait toujours fait... Un cri d'effort accompagna le geste ultime qui décrocha totalement le crâne des épaules purulentes. Loan, la lame dégoulinante de sang pendu à son bras encore en suspens, porta un regard farouche sur le cadavre. Son regard changea ensuite, très vite, affichant un air effaré. La lame chut de sa poigne à présent fébrile, couverte d'éclaboussures de sangs abondantes. Les nausées le prirent et il déglutit tout ce qu'il avait mangé le matin même sur le côté, à grands renforts de hoquets incontrôlables, au point de lui arracher des larmes tant sa gorge le piqua. Il ne reprit contenance qu'après avoir tout copieusement vomi, portant un regard pitoyable sur Selen, à la fois dégoûté et furieux.

« Je n'avais jamais... C'est... »

Il se tut, sentant la bile lui remonter dans la bouche. Il cracha un excès de salive, s'essuyant ensuite la bouche du revers de sa main encore propre. Il se releva, s'éloignant du macchabée, se demandant où étaient les autres orcs.

« Mieux vaut filer d'ici avant que les autres ne découvrent leur... ami. »

Sans un regard pour le mort, il aida Selen à se relever et, la tirant par le poignet, l'embarqua dans une course essoufflée. Ils coururent ainsi un bon moment, s'espérant hors de danger au bout d'un moment, leurs vêtements plus déchirés que précédemment. Ce n'est que les poumons en feu qu'il se décida à s'arrêter, Selen, dont il avait lâcher le bras pendant la course, l'imitant peu de temps après.

« Ils n'ont pas l'air de nous avoir suivi... » dit Loan, les mains sur ses genoux tandis qu'il respirait à grandes goulées, plein d'espoir.

Les choses se gâtèrent sérieusement pour le drôle de duo que formaient Loan et Selen. Malgré leur course éperdue, dans l'espoir fou de s'éloigner de la troupe d'orcs, ils ne purent réellement les semer. La femme fut la première à se rendre compte qu'ils les avaient bien pris en chasse, hurlant qu'ils arrivaient d'une voix stridente par la peur. Le forgeron tenta de la supporter à moitié alors que les forces quittaient la demoiselle, la tirant au risque de lui déboîter l'épaule et lui arrachant des plaintes de douleur et de faiblesse évidente. Quelques mètres plus loin seulement, elle s'écroula, n'ayant plus le courage de courir comme ils venaient de le faire. Son corps perdait toute sa vigueur entre les doigts de Loan qui s'agrippait à elle, l'incitant, vainement, à persévérer. Elle finit par lâcher prise, se laissant glisser dans l'herbe, son souffle n'étant plus qu'un sifflement. Loan la regarda intensément, ses yeux trahissant sa panique, et il l'écouta avec un effroi croissant.

Elle l'intimait de l'abandonner. L'ex-époux repensa à sa femme défunte et aux conditions dans laquelle elle s'était donnée la mort. Son esprit coupable ne pouvait s'empêcher de rejeter la faute sur lui, même s'il n'en était pas réellement responsable dans les faits, son suicide avait été déclenché par son départ annoncé. Dans un certain sens, et cela était une hantise accrochée à sa peau, il était la raison de sa mort prématurée. Avec peine, il se remémora cet épisode lugubre de sa vie et tous les remords qu'ils subissaient depuis. Il aurait pu éviter ce drame, s'il avait sur voir dans l'avenir. Mais c'était trop tard. Cependant, il avait en face de lui une femme prête à se sacrifier pour qu'il vive, lui sommant de la laisser pour sauver sa misérable vie, il avait une femme devant lui qui risquait la mort mais dont les ficelles de son destin résidaient tout de même entre ses mains. Bien décidé à ne pas répéter une erreur du passé, à ne pas se comporter une nouvelle fois comme le dernier des lâches, il rugit plus qu'il ne lui parla :

« Impossible ! Hors de question ! »

Loan n'était pas bien costaud. S'il avait une musculature agréable digne d'un forgeron, ses bras étaient conçus pour manier le marteau, voire la hache de bûcheron quand cela était nécessaire. Il n'avait jamais porté qui que ce soit sur une longue distance. Peut-être fut-ce la situation critique qui lui donna l'énergie suffisante pour le faire, mais il se baissa tout contre Selen, lui attrapant un bras, puis l'autre, pour les hisser autour de sa nuque, ses mains venant aussitôt pendre sur son poitrail. La voleuse, le ventre contre son dos, émit un hoquet de surprise lorsqu'il tira sur ses bras, lui ordonnant de s'accrocher à ses épaules le plus fermement qu'elle put, et la souleva ensuite. Malgré la tâche ardue qui l'attendait, l'énergie du désespoir lui donna des ailes, le crut-il, et il se mit à courir, Selen sur son dos.

Le souci de cette décision fut qu'il était loin de rivaliser de vitesse avec les orcs, plus grands, plus puissants et surtout sans fardeau supplémentaire que leur propre anatomie. Rapidement, un hurlement d'alerte de Selen, lui défonçant l'oreille vu la proximité entre sa bouche et ses tympans, lui indiqua que les orcs étaient sur ses talons, fonçant comme des taureaux enragés à ses trousses. Loan redoubla d'efforts, fonçant droit dans les futaies pour finir par sortir de la forêt d'un bond qui manqua de le faire chuter. Il trébucha, Selen frôlant la chute par-dessus sa tête, mais il se retint de justesse en se retenant à un tronc dont l'écorce lui égratigna la paume. Ignorant le sang de sa main, se mêlant à celui de l'orc mort, il se rua droit dans la direction où était sa cabane. Quitte à devoir lutter pour sauver leur peau, autant le faire à l'aide d'une vraie et bonne arme. Arrivé auprès de sa modeste demeure, il lâcha Selen, un peu brusquement dans la précipitation, et entra dans sa forge toujours en courant comme un dératé. Son cœur cognait dans sa poitrine, l'adrénaline lui inondait les veines. Jamais Loan n'avait vécu pareille terreur. A l'orée de la forêt, le grognement typique des orcs se fit entendre ; bientôt, ils surgiraient hors du bois, le verrait et foncerait sur lui pour... L'homme essaya de ne pas y penser.

Il ressortit de son atelier, deux épées dans ses poignes, l'une à une main, l'autre étant une bâtarde. Il en donna une à Selen, la plus légère, même s'il craignait à juste titre qu'elle ne puisse pas faire grand-chose de l'arme. Elle dodelinait de la tête, son visage blafard et moite, les paupières lourdes. Il se pencha vers elle, tâta son front et siffla d'appréhension.

« Si tu arrives à trouver la force, va te cacher. Je les retiens. »

Quelle idée ! Comme si lui, petit citadin tout bon à taper le fer, serait capable de tenir en respect trois énormes orcs assoiffés de chair humaine ? Il n'était pas un chevalier, ni même un gars digne d'une escorte, il ne s'était jamais entraîné à l'armée et ne se savait pas capable de lutter convenablement à l'épée. Son escrime avait une multitude de lacunes, jamais il n'avait été destiné à se battre. Alors qu'il se redressait pour faire face au trio monstrueux qui criaient de rage tout en se ruant sur lui, il lui semblait voir sa mort. Il espérait juste qu'il ne souffrirait pas trop...

Contre toute attente, pourtant, Loan ne se laissa pas faire du tout. Il brandit sa bâtarde d'un bras nourri par sa propre rage et réussit à écarter d'une parade hasardeuse l'assaut du premier orc. Les deux autres louchèrent sur lui, bavant, grommelant, se demandant si leur adversaire n'était qu'un avorton ou s'il fallait s'en méfier. Loan put lire dans leurs yeux porcins une intelligence toute relative, comme s'il avait affaire à une bande d'écervelés. Pire que des bestiaux, pensa-t-il. Peut-être avait-il la chance d'avoir devant lui les plus stupides orcs qui puissent fouler la Terre du Milieu. Il fit un moulinet de son poignet, le corps tendu en une posture de combat qui lui venait naturellement, sans savoir si elle était correcte. Son regard ne lâchait pas une fraction de secondes les trois créatures qui maugréèrent à son adresse quelque chose d'inintelligible. Sans crier gare, le même qui l'avait assailli juste avant reprit l'assaut, sa machette venant marteler sa lame de meilleure facture. Le crissement des métaux s'entrechoquant n'était pas un bruit que Loan chérissait particulièrement, toutefois, en cet instant, il eut l'impression que son épée chantait des encouragements pour lui et rien que pour lui. La folie du combat, était-ce cela qu'il ressentait ? Quelques parades grossières plus tard, il fit un mouvement ample, se décalant de côté, pour enfoncer sa lame jusqu'à la moitié de sa longueur entre les cotes de l'orc. Cette fois-ci, alors que le flot de sang jaillit et lava la terre, Loan n'eut pas envie de vomir.

Le sort des deux orcs ne changea pas de beaucoup. Le second, Loan lui entailla la jugulaire en premier lieu, le faisant se vider de son sang lentement. Il avait continué à manipuler sa hache rouillée à double tranchant mais, petit à petit, il avait perdu tout son mordant et avait fini par s'étaler de tout son long dans la pente, roulant aussitôt jusqu'à un niveau du sol plus aplati. Le forgeron n'eut pas le temps de voir la fin de cette chute, le troisième lui donnant beaucoup de fil à retordre. Il était plus puissant, à moins que ce ne soit ses propres forces qui s'amenuisaient, gagnées par l'épuisement... Il perdait de sa vigilance également et il se prit un coup dangereux au niveau d'une ventre, une longue estafilade qui le plia en deux de douleur. Dans un dernier élan, il releva la pointe de sa lame qui vint se planter dans la mâchoire de l'orc, sous son menton. Hurlant de férocité, Loan alla appuyer de ses deux mains sur le pommeau, transperçant le crâne du bas vers le haut, son épée allant charcuter la cervelle du monstre. Il lâcha sa bâtarde, laissant le corps à présent sans vie s'affaler sur le côté et se fracassant la tête contre une pierre, éclaboussant cette dernière d'hémoglobine. Loan observa le massacre, couvert de rouge, le bleu de ses yeux n'en ressortant que plus, ces mêmes yeux agrandis à la fois par la peur terrible qu'il avait ressenti tout au long du combat mais aussi l'étonnement indescriptible qu'il avait en se sachant être la cause de ce carnage.

« J'ai réussi... » dit-il, sous le choc.

Il poussa un rire saccadé, choqué et victorieux à la fois, conscient d'être miraculeusement toujours en vie. Il se souvint alors de Selen et, retournant sur ses pas, il se précipita auprès d'elle. Elle n'avait pas su bougé un petit doigt. Le son que provoqua sa gorge à chaque respiration l'inquiéta. Malgré ses bras endoloris par le duel, il l'attrapa sous la nuque et derrière les genoux, l'emportant jusque dans sa cabane devant laquelle s'étalaient trois hideux cadavres. A l'intérieur, il alla la déposer sur sa couche. Elle respirait vraiment mal et la fièvre se faisait sentir sans même qu'il ne la frôle. Il était lui-même épuisé, ayant besoin de repos, mais il entreprit de défaire les bandages pour voir l'état de la plaie ; ce qu'il vit ne lui plut guère. Il se mordit la lèvre, craignant sérieusement pour sa vie, et retourna chercher de quoi nettoyer tout ça et recommencer le processus de guérison dans de meilleures conditions.

Quelque chose s'était métamorphosé entre eux. L'on raconte que les plus belles amitiés, les confiances mutuelles les plus solides se créaient dans les épisodes les plus douloureuses et dangereuses. Loan en avait parfois douté mais il venait d'en faire lui-même l'expérience. Alors qu'il s'apprêtait à s'écarter d'elle pour la soigner, elle l'en empêcha, l'attirant à elle d'un mouvement qui gardait quelque peu de vigueur malgré la faiblesse croissante de la jeune femme. Surpris, il se laissa faire. Un petit sourire naquit sur ses lèvres quand elle fit marque d'humour. Elle l'épatait, réellement. Selen réussissait à blaguer et à rendre leur confusion comique tandis qu'elle pourrait mourir et, qu'en femme d'expérience de toute évidence, elle s'en rendait tout à fait compte. Le sourire de Loan, d'abord franc et amusé, se mua en un sourire triste, une ombre de peine s'y reflétant. Il se prit à prier pour qu'elle se rétablisse, non pas pour qu'elle parte, mais par simple attachement. Il l'avait sauvée, deux fois, comme elle le précisait elle-même, il n'avait pas envie de la voir clamser sous ses yeux. Au fond de lui, il sut que cela le déchirerait. Il avait de la sympathie pour cette bougresse, cette voleuse au teint de porcelaine.

« Ni la troisième fois, ni jamais. Tant que je suis là pour faire tout ce qui est en mon pouvoir, je le ferais. » lui dit-il, essayant de paraître calme mais l'intensité de son regard trahit tout le sérieux de cet aveu.

Il se détacha de l'emprise de la jeune femme, qui n'était plus que mollesse, et fit ce qu'il avait convenu de faire. Il rassembla les onguents, pommades et herbes à humidifier pour les appliquer sur la plaie qui suintait le pus, l'odeur en témoignant. Il revint, son index et son majeur trempant déjà dans une pâte aqueuse, ses prunelles figées sur les coutures rougies de la blessure ; l'étendue rosâtre s'étendait de par et d'autres de la plaie, approchant de la teinte inquiétante du violet. Le forgeron arrêta son geste, ses doigts ne vinrent pas déposer la crème de plantes sur la blessure, son regard se fit éteint. Le ton qu'il eut vibrait d'appréhension.

« Ce que je possède ne te servira plus à rien... »

Une boule se forma dans sa gorge, étranglant ses mots. Il connaissait encore mal Selen mais il devina qu'il ne devrait pas en dire beaucoup plus pour qu'elle comprenne le sens de sa parole. Il n'était plus en mesure de la soigner convenablement. Loan ne connaissait pas les armes des orcs mais, de toute évidence, ce n'était pas une simple égratignure. Quelque chose sur lequel il ne put mettre de nom consumait ses chairs, rapidement, infectant toute la zone. Sa peau, par ci par là, se nécrosait déjà, provoquant une terrible puanteur. La main fébrile, il alla quand même déposer une couche de la pommade mentholée sur la plaie, avec une douceur qu'il n'avait pas eu la première fois. Ses yeux étaient humides d'émotion. Il se sentit réellement apeuré pour elle, craignait de la voir mourir sans qu'il ne puisse rien y faire. Une idée lui vint alors, dernière lueur d'espoir.

« Nous ne pouvons pas rester ici. »

Loan se leva brutalement, trop brutalement, sa propre estafilade aux abdominaux le faisant se plier en deux sous la souffrance surprenante. Sur sa chemise d'étala une ligne écarlate plus large encore. Il venait d'écarter sa propre plaie en un sursaut inconsidéré. Idiot ! Une grimace mécontente sur ses traits, il releva son propre vêtement et, sans prendre la peine de s'allonger, vint appliquer la même crème le long du coup d'épée qui laissait un peu de sang s'écouler jusque dans ses pantalons. Il attrapa un rouleau de bandage de lin et s'enroula dedans, ne prenant pas trop en compte l'importance de bien l'attacher, pressé de s'occuper plutôt du cas de Selen qu'il considérait bien plus critique que le sien. L'onguent aurait tôt fait d'apaiser sa propre douleur et il pourrait focaliser toute ses dernières ressources sur sa compagne. Revenant près d'elle, il s'agenouilla pour lui parler, retenant sa tête d'une main sur sa joue lorsqu'elle celle-ci n'arrivait plus à rester droite pour le regarder. Sa peau glacée le chamboula.

« Je vais fabriquer un brancard et te mettre dessus. Nous allons aller au village, à cinq lieux d'ici. Il y a un guérisseur, plus compétent que moi. Promets-moi de tenir jusque là, d'accord ? Tu me le promets ? »

Sa voix se fit insistante, plus qu'il ne l'aurait voulu, conscient de l'état de fatigue extrême dans lequel se situait Selen, mais il ne pouvait s'empêcher de stupidement l'implorer de tenir le coup. Avec un regard inquiet pour elle, il surgit hors de sa maison pittoresque, enjambant d'un bond qui tirailla sa propre blessure les cadavres des orcs, encore étonné d'être à l'origine de tout ça. Il passa un moment conséquent dans son atelier où il s'affaira à rassembler à l'aide cordes des planches ainsi que des tiges souples de roseaux géants, construisant une literie de voyage à peu près convenable. Elle souffrirait au moindre cahot, la moindre pierre que cette couche improvisée rencontrerait en frottant le sol pourrait la mettre au supplice, mais c'était ça où elle mourait devant lui. Insoutenable vision.

Une fois son travail fini, il sortit de chez lui, déposant le brancard et revint en trombe dans la pièce principale comme s'il craignait de n'avoir d'elle plus qu'un cadavre. Rassurée de la voir encore les yeux mi-clos, respirant doucement comme pour économiser ses dernières forces, il la reprit dans ses bras comme tout à l'heure et alla la déposer doucement sur sa fabrication de fortune.

« Ce ne sera pas agréable, mais je sais que tu peux endurer cette dernière épreuve. » fit-il, tout en attrapant les deux bouts de bois qui lui permettrait de tirer vers l'avant son assemblage. « En route ! »

Et il se mit alors à tirer, gémissant sous l'effort, sa propre plaie risquant de s'ouvrir davantage. Il ignora superbement cette possibilité, n'ayant comme unique but que la survie de Selen. Il lui était inconcevable de l'abandonner ainsi, sans tenter tout ce qui était en son pouvoir... Il tira, tira, tira, sur plusieurs lieues, mettant les muscles de ses épaules et de son dos à la torture.

La route de sa cabane au village n'était que de quelques lieues, mais avec le brancard que Loan tirait par la seule force de ses épaules, ce fut long et laborieux. Arrivé au village, Loan, exténué, s'écroula au sol, faisant voler un nuage de poussière, un appel à l'aide s'échappant de sa bouche mais rapidement étouffé. Heureusement, une femme qui venait d'aller puiser de l'eau du puits lâcha son porte-seaux et se rua à son secours, s'agenouillant dans la terre battue et lui posant une main chaleureuse sur une des épaules qui, sous le tissu de sa chemise, était profondément marquée par la perche. Il poussa un gémissement tandis qu'il se redressait à moitié, son attention se portant aussitôt sur Selen.

« C'est pour elle... Des orcs... Sa blessure n'est pas normale. Il me faut un guérisseur. »

« Ne bougez pas, je vais chercher de l'aide. »

La fermière le planta là, courant en tenant ses jupes dans ses poings dans l'unique grande allée bordée de maisons du village. Le forgeron en profita pour se mettre assis, tâtant ses épaules des doigts pour essayer d'évaluer les dégâts. Il s'en remettrait. Il était juste affreusement courbaturé et le frottement de la perche au rythme de ses pas avait légèrement entaillé sa peau, la rendant fine et très fragile à cet endroit. Sa nuque était raide et il en profita pour essayer de l'assouplir, tournant sa tête en tous sens, ce qui le fit grimacer. Alors que des hommes, au nombre de quatre, arrivèrent en trottant dans sa direction, il prit appui sur son genou pour se mettre debout, chancelant quelque peu. Toute la fureur du combat qu'il venait de mener s'en était allée, le laissant aussi vidé qu'après une nage intense, aussi vidé qu'après avoir fait l'amour à des dizaines de femmes. Il se sentait terriblement faible mais ne pensait qu'à Selen en cet instant. Il intima aux hommes de faire très attention lorsque l'un d'entre eux entreprit de la porter dans ses bras, abandonnant le brancard en plein milieu de la rue creusée par les roues de charrettes. Deux autres restèrent près du premier venu, au cas où. Un autre vint vers lui et l'aida à tenir sur ses jambes en le soutenant partiellement, une aide que Loan accueillit sans rechigner. Claudiquant, son regard fiévreux fixé sur sa chère voleuse, le petit groupe marcha jusque devant une bâtisse d'allure humble mais où un écriteau gravé d'un nom et de feuilles grimpantes indiqua là la demeure d'un herboriste. Un faible sourire soulagée sur les lèvres, Loan pénétra à l'intérieur, suivant toujours celui qui portait son amie.

La guérisseur, voyant l'état d'urgence dès le premier coup d’œil, ordonna aux hommes de déposer la jeune femme dans une couche prévue à cet effet. Aussitôt soutenu par un second guérisseur, plus vieux, à la barbe broussailleuse parsemée de fils d'argent, le verdict tomba rapidement ; la plaie était effectivement empoisonnée et le rétablissement serait douloureux, long et délicat. Loan, assis sur une chaise pour le moment, ne quitta pas des yeux les soins que prodiguèrent les deux médecins, prêt à bondir s'il considérait un de leurs gestes inadaptés. Il n'était pas guérisseur, pour sa part, mais... C'était Selen, et eux des purs inconnus. S'il les avait brièvement croisés lors de ses allers-venues dans ce même village, il ne savait rien d'eux et n'avait aucune connaissance de l'importance qu'ils plaçaient dans la morale. La mine tirée par l'épuisement et le souci, il ne cillait pourtant presque pas tandis que les barbus s'affairaient autour d'elle, munis d'une variété incroyable de produits de guérison, plantes, baumes aux milles senteurs étranges, emplâtres et remèdes à ingérer. Lorsqu'ils durent s'attaquer à la plaie avec fil et aiguille, l'aide de Loan et d'un autre homme dut être nécessaire pour apaiser la jeune femme qui se trémoussait telle une anguille sous la foudre. Son corps avait des sursauts si violents que les deux hommes galéraient à la maintenir en place et recoudre sa blessure prit un temps fou. Il semblait, pourtant, que lorsque Loan murmurait le nom de Selen, elle s'apaisait davantage... Il devait rêver. Ce n'était que le hasard. Lorsque ce fut fini, l'autre homme avait un coquard et l'un des vieux guérisseurs avait le bras griffé, mais c'était fini. Ils purent s'écarter d'elle et seules les prières pourraient être plus utiles que tous les soins qu'ils venaient d'apporter.

Loan, les nerfs à fleur de peau, prit tout de même la peine d'aller remercier les vieillards, leur serrant la main dans sa poigne. Une sueur glacée glissait le long de son nez, son regard était fiévreux également, et c'est ce qui indiqua à ces hommes que lui aussi couvait quelque chose. Malgré la fatigue de tous, bravement, le plus âgé lui demanda s'il souffrait et, devant l'affirmative du forgeron, lui montra une autre couche saine où lui-même pouvait se coucher. Loan s'y coucha, pas sans maladresse tant son corps semblait vouloir le lâcher, et se mit sur le dos pour permettre à l'herboriste d'écarter sa chemise de son ventre. Un regard suffit pour qu'il puisse émettre son diagnostic ; par chance, sa propre plaie n'avait pas été faite par une arme enduite de poison, mais il avait perdu beaucoup plus de sang que Loan ne l'aurait cru, perdu dans l'agitation. On jeta sa chemise au feu et on entreprit de le soigner, plus primitivement cela dit ; Loan ne gigota pas, serrant un morceau de bois lorsque les flammes d'une petite torche vint lécher ses chairs. Le choc, car c'en était tout de même un, avala ses derniers sursauts de vie ; il s'oublia dans un sommeil sans rêve.

Une nuit et une journée entières plus tard, le forgeron de Helm s'éveilla, la bouche sèche et les yeux collants, incapable de mettre de l'ordre dans ses idées. Une femme, assistant les guérisseurs, vint lui apporter un gobelet d'eau auquel il but avidement, quémandant ensuite un deuxième qu'elle lui apporta dans la seconde. Désaltérée, apte à parler et l'esprit plus clair, il posa la question qui lui brûlait la langue :

« Selen... ? Comment va-t-elle ? »

Devinant qui était Selen, la jeune fille lui posa une main fraîche sur son front moite, histoire de s'assurer qu'il n'avait pas d'autre montée de fièvre, avant de lui répondre d'une voix très douce :

« Son état est stable. Je ne peux pas en dire plus. »

Elle lui sourit, paisible, ce qui eut comme effet sur Loan de le rassurer. En bougeant, il sentit des bandages enserrant sa taille et sa carrure, au niveau des omoplates et des clavicules. Du gaze sentant les herbes l'enveloppaient, sûrement pour ses épaules endommagées. Il referma les yeux, se sentant agréablement bien, pour se permettre quelques autres heures de sommeil. Il ne rouvrit les paupières qu'à la nuit tombée, lors d'un crépuscule étoilée où le rose embellissait l'horizon, se disputant au bleu profond. En voulant s'asseoir, Loan sentit la douleur plus vivement que la veille et dut se faire violence pour se redresser totalement. Il tâta son visage, aux joues, mais n'y sentit aucune chaleur inquiétante. Pour sa part, il était hors de danger. N'ayant plus envie de dormir, il chercha des yeux, malgré la pénombre grandissante, sa voleuse. Une silhouette vague au fond de la pièce lui suggéra que c'était elle ; il se leva, en silence, vêtu de braies couleur craie, et s'avança à son chevet. Elle dormait profondément, ses traits étaient détendus et sa respiration plus sereine. Il sourit et posa une main chaude sur ce visage tranquille, des larmes de joie lui montant aux yeux. Il avait réussi. Il l'avait sauvée... Ce fut le cœur empli d'allégresse qu'il retourna à son lit, une bonne heure après avoir contemplé le visage endormi de sa protégée, pour se forcer à dormir encore un peu. A l'aube, il se sentait frais comme un gardon et assura le guérisseur qu'il pourrait marcher. Après quelques conseils de prudence tout de même, le vieil le laissa s'en aller et l'autorisa à revenir régulièrement voir si Selen allait mieux. Les trois jours suivant se déroulèrent ainsi, Loan guérissant à vue d’œil.

Au troisième jour, cependant, l'herboriste vint à lui, une mine mécontente sur son faciès mangé par la barbe. Loan craignant pour Selen s'enquit aussitôt de sa santé.

« Non, non, pour ça, tout va bien. Elle se remet lentement mais elle est en très bonne voie. Un vrai miracle. Non, ce n'est pas de ça que je souhaite vous parler... » Son regard fuyait celui de Loan, trahissant sa gêne. Le forgeron se tut, le laissant parler. « Votre... amie n'est pas de ceux qui sont généralement la bienvenue par ici. Nous nous faisons un devoir de ne pas la rejeter maintenant, mais dès que ce sera possible, vous devriez partir. Tous les deux. »

Loan vit rouge, se demandant ce qui rendait Selen si dangereuse aux yeux de ce fichu vieillard. Ce dernier vit avant même qu'il n'ouvre la bouche la contrariété du jeune homme et lui coupa l'herbe sous le pied en levant une main autoritaire.

« Mon garçon, une pirate met en danger quiconque vit ici. Mes assistantes garderont le silence, sinon, croyez-moi, le reste du village aura tôt fait de me menacer de la foutre dehors, qu'importe son état. Soyez compréhensif et reconnaissant que je veuille bien la garder chez moi encore quelques temps malgré ce qu'elle représente. » Il fulminait, sa moustache grise vibrant sous sa respiration profonde, mais sut se contenir jusqu'au bout. « A présent, si vous voulez bien, j'ai d'autres patients qui m'attendent aujourd'hui. »

Il ne laissa pas Loan dire un seul mot et le lâcha là, sur le seuil de la maison. Le forgeron en resta pantois, ses bras mous le long de son corps, la bouche bée tandis que ses yeux arrondis suivaient stupidement l'herboriste qui s'en allait d'un pas sec. Une pirate... Ce n'était donc pas une simple voleuse, mais une pirate. Et pour qu'elle effraie ainsi les bonnes gens du coin, elle ne devait pas qu'être une simple mousse. Peu de femmes étaient accepté ainsi sur les navires de corsaires, il le savait. Soudain, il comprenait pourquoi elle avait un caractère si dur, un tempérament si viril et une facilité à combattre et à supporter la vue du sang. Elle n'était pas qu'une simple voleuse, mais une meurtrière de l'océan. Abasourdi par ce qu'il venait de savoir, Loan rentra pourtant auprès d'elle. Il ne souriait cependant plus en la regardant, les sourcils froncés, incapable de savoir ce qu'il lui dirait à son réveil. Comme beaucoup d'honnêtes citoyens, ce qu'il avait été autrefois, Loan n'avait jamais porté la piraterie dans son cœur. La haine était tout ce que des habitants tels que lui pouvaient ressentir vis-à-vis de ce genre de personnes. Dans sa tête se bousculaient un tas de pensées contraires, son dégoût des pirates s'entrechoquant avec sa sympathie pour Selen, voire son amitié.

Le jour déclinait sans que le médecin ne réapparaisse. Dans l'obscurité nouvelle, Loan allumait une bougie sur la table à côté du lit de Selen, éclairant faiblement les lieux. Son regard restait rivé vers le bas, attristé par ce qu'il avait entendu un peu plus tôt. Ses obscures pensées disparurent comme une bulle de savon lorsque la voix affaiblie de la v... pirate appela son nom. Instinctivement, il lui prit doucement la main et la caressa de façon machinale.

« Je suis là. »

Il ne se sentit pas la force d'en dire plus et se fit muet.

Avec un regard dénué d'émotions, Loan regarda la main pâle de Selen venir lui frôler le ventre, là où les bandages le serraient et emprisonnaient sa plaie brûlée. Il ne frémit pas, eut bien l'idée de se reculer instinctivement mais n'en fit rien. Ses yeux ne se levèrent pas sur la jeune femme et il la laissa le toucher sans réagir. Il se mordit la lèvre à sa question, ne voulant pas trahir son trouble mais ne pouvant faire autrement. Sa voix fut trop sèche par rapport à sa volonté quand il lui parla :

« Non, ça va. Je ne souffre plus. »

Et toi ? Aurait-il aimé lui demander. Mais sa question s'effondra avant même qu'il ait tenté de la prononcer, aveuglé qu'il était par l'aveu du guérisseur, quelques instants plus tôt. Il s'éloigna un peu du lit, le dos plus droit, les poings serrés et le regard fuyant. Peut-être Selen n'avait-elle pas encore remarqué son attitude car, il le savait, il était bien mauvais acteur quand il s'agissait de feindre que tout allait bien. Le tiraillement dans son esprit était plus que visible, cependant, elle paraissait l'ignorer. A moins qu'elle ne se sente toujours pas en état de s'apercevoir de ce genre d'évidences, à moins que la pénombre ne l'empêche d'y voir clair dans sa gestuelle nerveuse ? Trop de suppositions et pas assez de réponses satisfaisantes. Il pouvait presque entendre le crissement de ses dents les unes contre les autres tant la situation actuelle le mettait dans un état de stress. Loan se rendit compte qu'il manquait encore de repos, que trois jours n'avaient qu'à peine suffi à le revigorer. Il se sentit las, très las, et avec une envie incroyable de se coucher dans son propre lit. Il se contint, conscient qu'il ne devait pas montrer sa faiblesse devant elle, et il fit bien car elle lui posa une question qui le prit de court. Ses yeux s'arrondir, tout de blanc autour du sombre de ses iris, et sa voix faiblit.

« Je... Contente-toi déjà de guérir. Je ne souhaite rien de plus. »

Guéris, vite, et puis va-t-en, se retint-il de lui cracher au visage. Une pirate... Les sentiments amicaux qu'il avait pour elle semblaient n'être qu'un vieux songe, une illusion mauvaise, un soupir inutile. Personne ne se liait d'amitié avec un pirate, personne, pas même un autre pirate. Il avait espéré d'elle de la sympathie, de la confiance mutuelle, une compagnie avec qui passer des moments bons et sincères, quelque chose dans ce goût-là, mais apprendre qu'elle n'était qu'une de ces infâmes pilleuses des mers sans foi ni loi, toutes ses idées s'envolèrent comme papillons dans la tempête. Il planta son regard embrasé dans ceux couleur de ciel d'orage, sachant toutefois qu'elle aurait bien du mal à lire toute sa déception à cause de la pénombre. D'un mouvement sec de hanche, il se releva, manquant de faire choir la chaise sur laquelle il était assis.

« Le médecin m'a sommé de débarrasser le plancher dès qu'on le pourra. Je t'en laisse deviner la raison. » Une moue dégoûtée déforma sa bouche. « Je pense qu'il sera mieux, ensuite, que tu reprennes ta route. »

Sans savoir si c'était par simple courtoisie ou à cause des restes de sympathie envers elle qui résidait en lui, Loan ne la planta pas, surtout lorsqu'elle prit la peine de se relever pour lui faire face. Il vit le mal qu'elle eut à le faire et cela l'emplit de compassion, une compassion qu'il ravala cependant, contrairement à avant où il ne cachait pas son désir de l'aider. Il ne bougea pas d'un cheveu, se contentant de soutenir son regard scrutateur. Un frisson parcourut son échine. Une pirate... Quand elle lui demanda ce qui l'effrayait chez elle, il eut un rire sec, dénué de tout humour, et cracha plus qu'il ne parla.

« Tu as tué des hommes. »

Cela aurait pu être une question, car, en effet, il n'en était pas certain. Toutefois, les pillards des océans étaient connus pour être des assassins de sang-froid, des personnes aimant les combats au point de s'y perdre, aimant jouer avec la vie d'autrui comme de la leur. Ils n'avaient aucune règle à laquelle se tenir, pas de morale comme Loan l'entendait. Le sang avait autant de valeur que l'or, et seules ces deux choses importaient à ce type de personnes, leur audace n'ayant d'égal que leur avidité légendaire. Loan n'avait jamais réfléchi réellement au mépris que lui inspirait ces gens, ce ne fut qu'en présence de Selen, l'une de ces charognes des mers, qu'il prit conscience de toute l'ampleur de son dégoût. Mais il appréciait Selen, malgré leur escarmouche et les conditions singulières de leur rencontre houleuse, il avait fini par avoir pour elle de l'amitié. Ses activités, qu'il devinait sans problème, le rebutait malheureusement, et il dut se faire violence pour accepter de s'asseoir et de porter de l'attention aux dires de la jeune femme. Il l'écouta, la mine renfrognée au départ, mais ses traits se détendirent et exprimèrent l'ahurissement au fil de ses explications.

Il resta muet, incapable de dire quoique ce soit pouvant excuser ses à élucubrations. Il se sentait idiot du début à la fin, autant pour l'avoir accueilli chez lui, avoir partagé ses repas avec elle, de l'avoir protégée au péril de sa vie, mais également de l'avoir ainsi traitée. De ce qu'elle en disait, avec un clin d'oeil au propre passé de Loan, elle n'avait juste pas eu de chance et avait trouvé un moyen de survivre en embarquant sur un navire pirate. Devait-il la croire ? Les corsaires n'étaient-ils pas des adeptes du mensonge autant que de divers vices ? Quand Selen lui dit qu'elle partirait demain, il se rendit compte qu'il avait le visage entre ses mains, crispées autour de son front comme deux serres, perdu dans son jugement d'elle. Cette décision de sa part fut comme un coup de tonnerre sous son crâne et il poussa une exclamation peureuse :

« Non ! »

Comme foudroyé, il la regarda ; elle lui tournait à présent le dos. Etait-elle triste ? Il n'en savait rien. Il pouvait seulement deviner qu'elle lui en voulait et ne pouvait le lui reprocher. Se reprenant, il répéta :

« Non... Tu es loin d'être assez remise pour partir demain. Tu... Tu ne peux pas. »

A quoi jouait-il ? Il devait la laisser s'en aller, si telle était son choix, il n'avait aucun pouvoir sur elle. A bien y penser, il ne devait que craindre d'être à nouveau seul, face à lui-même et à ses souvenirs douloureux, auquel se rajouterait le départ de Selen qui, même s'il ne se l'avouerait pas si aisément, lui ferait du tort. Il avait envie qu'elle parte, il avait aussi envie qu'elle reste. La solitude, maintenant qu'elle avait apparu dans sa vie, le terrifiait. Il inspira profondément, se demandant comment exprimer son trouble, et finit par, lâcher un flot incroyable de paroles, butant sur les mots, bafouillant à moitié.

« Comprends-moi, Selen. On dit tant de choses sur les gens comme... comme toi. Vous volez, vous tuez avec plaisir, vous ne respectez rien. C'est ce que... les rumeurs racontent, en tout cas. J'ai appris à t'apprécier, je te considère, mais qui me dit que tu ressens la même chose ? Qu'est-ce qui me dit que tu ne me feras pas de coups bas, que tu ne trahiras pas la confiance que j'ai placé en toi ? On dit tant de choses... Les pirates sont comme ça, les pirates font ça... Ils n'obéissent à aucune loi, à aucun maître. Pas de morale, une avidité démesurée, sans distinction du bien et du mal. Tu ne me vois peut-être que comme un forgeron idiot à qui soutirer le moindre bien, une pauvre hère à utiliser. »

Tais-toi, tais-toi, s'intimait-il, tandis que sa bouche continuait de déblatérer.

« Si tu es comme ce que l'on raconte, alors oui, pars. Je partirai moi-même aujourd'hui. » Une boule se forma dans sa gorge, rendant sa voix étranglée. « Mais si, par hasard, tu as un peu de respect pour moi... »

Elle te mentira, bougre d'imbécile ! l'engueula sa conscience.

« SELEN ! »

Il avait crié, sans s'en rendre compte sur l'instant de la force qu'il avait mis dans sa voix, et s'était rué sur Selen pour tenter de lui retirer la lame de ses mains. Il ne savait pas pourquoi, mais il avait cru qu'elle désirait mettre également fin à ses jours. Ce fut le coeur palpitant, le regard agrandi d'effroi, qu'il s'aperçut de son erreur. Elle s'était ouverte la paume, d'un trait bien net et fin, et lui tendait cette main pour lui montrer la nouvelle plaie qu'elle venait de se faire, un air farouche sur son joli minois. Elle lui sourit, lui annonçant une sorte de serment qui ébranla Loan. Le forgeron essaya de se détendre, de reprendre ses esprits et eut un rire nerveux.

« J'avais cru que... »

Il ne finit pas sa phrase, ne considérant pas nécessaire d'avouer ce qu'il avait craint. Il trouvait, avec le recul, sa peur stupide. Une femme comme Alyénor pouvait bien ne pas trouver le cran suffisant pour supporter une vie difficile, Selen, pour sa part, n'était pas conçue du même bois. Elle avait « des couilles », c'est ce que diraient les hommes entre eux. Si elle avait vécu entourée d'hommes, c'était assez logique qu'elle se comporte de la même manière. Son geste, quoique glauque, arracha une mine ravie à Loan qui lui sourit, reconnaissant, ses doutes apaisés. L'amitié pour elle qui avait germé, avait failli s'éteindre, se décupla comme un feu sous le vent. Il tendit le bras, pris la même lame et la posa sur sa paume gauche, assez fort pour s'entailler, d'abord doucement puis, alors que son regard recroisait celui, déterminé, de Selen, il fit un mouvement énergique qui alla envoyer des gouttes de sang sur le plancher. La douleur le fit pousser un petit gémissement, ce qui le fit rire ensuite de plus belle ; il avait enduré tant, il y a trois jours, et voilà qu'il avait du mal à encaisser cette blessure de rien du tout !

L'ambiance semblait prompte à moins de tension. Loan se sentait toujours un peu bizarre, vis-à-vis de Selen, et avait du mal à savoir comment se positionner. Il l'avait détestée, au point de la souhaiter morte, pour finalement la secourir en la soignant, pris de compassion. Il l'avait encore détesté, alors qu'elle s'était moquée ouvertement de lui, et elle avait réussi à faire exploser en lui de la colère en mémoire à son passé, à Alyénor, à son voisinage de Fort-le-Cor. Il avait eu peur, à cause d'elle, et avait même prié pour qu'elle survive, comme pour une amie de longue date, pour finir par douter d'elle et ressentir une cruelle désillusion mêlée de répugnance. En l'espace d'une semaine seulement, il lui semblait avoir eu à son égard tout ce qui était capable de ressentir pour quelqu'un. Ce méli-mélo sentimental rendait leur relation comme longue de plusieurs mois, de plusieurs années même, pour ce qui le concernait. Loan regarda sa main sanglante et, avec douceur, vint la plaquer contre celle de Selen.

« J'accepte ton serment. Je ne te causerai jamais de tort non plus. »

On aurait dit des enfants se jurant d'être amis à la vie à la mort, et Loan eut un rire en rapport avec cette image : enfantin. Il retira sa main vivement, toujours hilare, et alla chercher un chiffon à la propreté douteuse pour s'essuyer l'entaille. Il remarqua qu'elle était plus profonde que voulu.

« Mieux vaut désinfecter ça. Une de plus, une de moins, hein... » Il réussit à trouver sur les étagères une fiole d'alcool et versa un petit flot sur sa main. « Donne-moi la main. » Lorsque Selen le fit, il déversa entre ses doigts l'alcool avant de la tamponner délicatement avec le tissu qui rougissait déjà. « Voilà. C'est fait. » fit-il, alors qu'il lançait le chiffon sur une table, ne lâchant pas la main de Selen pour autant.

Selen lui souriait mais ce qu'elle disait effrayait Loan. Il ne s'était pas rendu compte à quel point sa vie était en danger, ici, et naïf comme il l'était, il avait été prêt à croire aux paroles du guérisseur. Pour sa part, la jeune femme avait émis l'hypothèse assez judicieuse que son secret n'en serait bientôt plus un, et qu'il lui fallait fuir. Au péril de sa propre vie. Le forgeron ne discuta pas, n'essaya même pas de jouer la carte « tu es trop blessée pour fuir maintenant », puisqu'il savait la force qu'elle avait. Il hocha du chef, une moue déterminée sur son visage.

« Tu as raison. Ne traînons pas. »

Tournant le dos vivement à Selen, il alla fouiller dans les armoires et les étagères. Il prit une besace dans laquelle il fourra des pots de baume cicatrisants, des herbes médicinales rares, des bandages en grande quantité. Il prit même une potion revigorante dont il ne connaissait que les vertus et non les ingrédients, se fiant à sa mémoire pour reconnaître l'usage adapté. Il chercha ensuite d'un regard vivace son épée et la retrouva, dans un coin obscur de la pièce, toujours bien dans son fourreau. D'un geste rapide et expert, il l'enfila à son demi-ceint de laiton et alla prendre une cape au porte-manteau qui ne leur appartenait pas pour envelopper Selen dedans.

« C'est la première fois que je fais ça... » fit-il, un regard d'enfant de mauvaise vie, pétillant de malice. « Je veux dire, voler. »

Il souriait, amusé. C'était bien étrange d'en arriver là mais quelque chose en lui lui dictait qu'il n'avait pas beaucoup le choix s'ils voulaient s'enfuir dans de meilleures conditions qu'à l'aller. Alors qu'il allait chercher les vêtements lavés de Selen pour les lui donner et qu'elle les enfile, quelqu'un frappa à la porte de la maison. La bougie n'étant que le seul éclairage de la pièce, tous les deux si figèrent, leurs cœurs battant à l'unisson, les yeux rivés sur la porte derrière laquelle attendait quelqu'un. Loan fit signe à Selen d'aller vite se recoucher et de feindre le sommeil, ce qu'elle fit aussitôt, et Loan alla seulement ouvrir. Un des hommes se trouvaient dans l'embrasure et le forgeron mit un moment avant d'écarter un peu plus la porte pour le jauger à son aise. L'homme, directement, mit un pied pour que Loan ne puisse plus la fermer. Ca sentait le roussi. Selen avait donc bel et bien raison.

« Que voulez-vous ? »

« C'est pour elle que nous sommes là. Ecarte-toi, tu ne nous intéresses pas. »

« Nous ? »

Derrière, il vit enfin des torches s'approcher au-dessus de trois crânes aux airs furieux. Un vieillard, un homme de la quarantaine et un adolescent, apparemment prêts au pire. Loan les scruta de son regard bleu et froncé avant de sourire pleinement.

« Je ne crois pas qu'elle soit en mesure de vous recevoir. Ni qu'elle en ait l'envie. »

Dans son dos, elle entendit Selen se débarrasser des draps et quelques bruits distincts lui indiquèrent qu'elle faisait ce qu'il devait être fait : se vêtir, chaudement, car la nuit s'annonçait fraîche, et se tenir prête à filer hors du village. Avec un sourire plus étiré que jamais, Loan tint fermement le pan de porte où sa main restait crispée, barrant de toute sa carrure le passage au malvenu. Ce dernier fit rutiler la hache à son ceinturon et sa voix se fit grondante de menace.

« Mon gars, on sait que t'as rien à voir avec elle. Je n'sais pas pourquoi tu la protèges, mais on ne te veut rien. Juste elle. Ne cherche pas les embrouilles et retourne à ta bonne vie d'paysan. Ca ne te concerne pas. »

« Oh que si, ça me concerne. » Ignorant les conseils que Selen lui avait donné juste avant, comme quoi il devait nié son lien avec elle, il lui balança à la figure : « C'est une amie que vous menacez ainsi, mon vieux. »

Le visage de l'homme se crispa violemment, il eut un mouvement de recul puis rejeta la tête vers l'arrière comme à la recherche du soutien de ses compagnons aux torches enflammées. Celui d'âge mûr s'avança d'un pas, il ressemblait fort au premier. Son frère aîné, certainement.

« Alors, ça change tout. Tu n'es peut-être pas un pirate, mais leurs amis méritent tout autant la potence. Je te conseille de te laisser faire... »

« Me laisser faire ? » Loan rit à gorge déployée, continuant cette conversation seulement pour permettre à Selen de s'habiller entièrement et d'être fin prête. « Voyez-vous, j'ai un cou fragile, je doute que la potence soit une bonne idée... »

« Il suffit ! » Le ton avait monté d'un cran, passant de la menace sourdre à un véritable éclat de colère de la part du premier arrivé. « Attrapez-les ! » (touuus, pokémons ! hum pardon.)

Se baissant à temps, Loan évita de justesse le coup de poing du grand malabar qui lui frôla le sommet du crâne. Tout en se relevant, le forgeron amassa toute sa puissance dont il était encore capable et lui asséna un uppercut dans la mâchoire, le déstabilisant sous le choc et le faisant chuter en bas des trois marches séparant le sol de terre du perron. Les trois autres reculèrent vivement au lieu de le rattraper. L'adolescent mugit de surprise avant de s'écrier, un doigt pointé vers l'Ouest :

« Là ! Là ! Ils s'enfuient ! »

En effet, profitant de l'effet de surprise, Selen avait bondi hors de la maison par la fenêtre et s'encourait à vive allure, sachant très bien que Loan ne tarderait pas à lui emboîter le pas. En quelques longues foulées, sa besace contenant son larcin battant ses hanches, il la rattrapa. Contre toute attente, il riait à gorge déployée tout en courant à ses côtés.

« T'as vu ça ? Il s'y attendait pas, le corniaud ! »

Les choses se passèrent très vite. Alors que Selen le força à se cacher dans l'ombre d'une maison, ils scrutèrent les environs et virent un homme chevauchant un cheval, de toute évidence à leur recherche. Ainsi donc, le guérisseur n'avait pas du tout tenu sa promesse, et tout le village était à leurs trousses... Il aurait adoré pesté tout son soûl mais le silence était de mise. Il vit Selen s'élancer sur le cavalier, l'enserrant de ses mains au visage pour l'étouffer et le jeter à terre, désarçonnant ainsi le canasson qui hennit faiblement, surpris par tout le tumulte. Loan vit là le moment pour sortir à découvert. En effet, Selen, déjà bien en place sur la selle, lui tendit son bras valide auquel il s'agrippa pour bondir agilement sur l'arrière-train de la monture. Il eut tout juste le temps de se cramponner à elle qu'elle héla le destrier et agita sèchement les rênes pour l'envoyer au triple galop. Derrière eux, ils entendirent des cris de fureur, des pas courant dans la terre piétinée, mais tous les efforts du village furent vains. Le cheval allait clairement plus vite que ces roturiers stupides et ils les distancèrent en quelques secondes.

La route parut bien moins longue, de fait, vu la monture excellente qu'ils avaient. Malgré leur deux poids conséquents, il filait dans le vent, donnant l'impression de ne pas avoir couru ainsi depuis des décennies. Loan apprécia cette sensation grisante de fuite et, rien qu'à repenser aux embrouilles dans lesquelles il s'était fourré ce soir-là, il se mit à rire davantage. Un véritable fou rire.

« On l'a fait ! On l'a fait, Selen ! »

On aurait dit un gosse après son premier petit crime, un adolescent ayant fait une mauvaise farce. Pourtant, il venait de se mettre dans une vraie merde noire, sa cabane n'étant pas loin. Il pourrait craindre à juste titre la venue inopinée des villageois qu'ils venaient de semer et d'humilier. Toute à la course endiablée, il essaya pourtant de ne pas y penser. Il aurait tout son temps pour remettre de l'ordre dans sa vie. De toute manière, il était clair que Selen venait de perturber son bien triste quotidien et que son existence changeait de visage, passant de l'ombre à la lumière. Une lumière rouge, de dangers, mais une lumière, pour ce que ressentait Loan à ce sujet. Il se sentait plus épanoui qu'il ne l'avait jamais été depuis des années, grâce à ce petit bout de femme téméraire et impétueuse. Il cessa de rire, mais pas de sourire, même lorsqu'ils descendirent de selle alors qu'ils arrivaient à bon port.

Selen alla attacher l'étalon, et elle avait bien raison pour son futur départ. Cette pensée rendit soudainement morose Loan, qui se souvint du fait qu'elle ne resterait pas indéfiniment avec lui. Elle n'était pas sa femme, ni rien qui justifie le fait qu'il la supplie de ne pas le quitter. Il aurait tant aimé pourtant pouvoir le faire. N'était-elle pas une pirate, la liberté réincarnée ? Avec une mine déconfite, il accueillit cependant avec maladresse l'enlacement de Selen, l'enveloppant de ses bras à son tour un peu maladroitement et gêné, content de cet marque affective mais triste à l'idée qu'il n'en aurait plus ensuite. Elle lui fit face, plantant un regard pétillant, non de fièvre cette fois mais de joie, dans le sien. Loan ne put que se sentir heureux à cette vision. Elle lui demanda si elle pouvait rester. Le coeur du jeune forgeron manqua un battement, il rit et, fou de bonheur, la reprit dans ses bras et la fit tournoyer.

« Bien sûr que oui ! » lui dit-il, essoufflé, après l'avoir déposée. « Autant que tu veux. »

Il s'écarta, embarrassé par son attitude extravagante, et se gratta la nuque, pensif.

« De toute façon, je pense que tu m'as ouvert les yeux. Je vais quitter cet endroit. Je ne sais pas pour où ni pour quand... Bientôt, et loin d'ici, c'est tout ce que je puis dire. »

Il alla la prendre ensuite par l'épaule et l'emmena jusqu'à la porte, la laissant entrer en première, par simple galanterie. Elle ne devait pas avoir souvent l'occasion d'être traitée ainsi, pensa-t-il soudain, ce qui le fit sourire.

« Je n'ai pas grand-chose à manger, évidemment... Des œufs, ça t'irait ? Et un peu de thé ? »

Voilà comment s'écouleront les jours suivants de Loan, l'ermite. Et comment il décidera de ne plus en être un et de revoir le vaste monde de la Terre du Milieu. Grâce à un petit bout de femme, à une sirène...