Deux gamins s'ennuient...

La jeunesse de Loan a évolué dans le bonheur le plus simple qu'on puisse imaginer. Enfant, il ne manqua de rien, ni de sa mère, ni de son père, ni d'amis, ni d'affection, ni d'une bonne éducation. Il était aussi heureux que pouvait l'être un petit bambin croissant de jour en jour, devenant bientôt un jeune adolescent. Là aussi, aucune ombre au tableau. Loan avait entamé tout doucement son apprentissage auprès de son paternel, à la forge, et était déjà promis à un avenir confortable voire radieux. Il n'y avait pas beaucoup d'habitants dans les environs de la maison familiale Havelange, mais, petit garçon, il avait comme voisins la famille Itir, qui, eux aussi, avaient un petit garçon de deux ans son cadet. Evidemment, bien vite, Lalvan - c'était son nom - et Loan s'étaient liés d'amitié, d'une amitié qui ne faisait que se solidifier avec le temps...

Jeunes hommes, rien ne semblait pouvoir les séparer définitivement. La famille de Loan avait emménagé un peu plus près du centre-ville, mais la distance ne suffisait clairement pas ; chaque jour où ils pouvaient librement s'en aller courir à travers champs ou dans les rues de Fort-le-Cor, ils se rejoignaient pour... pour un tas de choses. Ce fameux « tas de choses », la mère de Loan en était désolée, réprimandant souvent son fils presque adulte de vouloir continuer dans des stupidités infantiles et des jeux puérils. A cela, Loan ne faisait que rire, s'enfuyant de plus belle pour en commettre d'autres. Qu'importe les sermons de ses parents, il arrivait toujours à n'en faire qu'à sa tête, en compagnie de Lalvan. Ils étaient comme les deux doigts de la main. Ensemble, ils se sentaient capables de changer le monde - ou de le parcourir de long en large, bravant les dangers. Ensemble, ils étaient invincibles. Et surtout idiots.

Alors que l'apprenti forgeron s'était échappé de la forge, en ayant marre de tintamarre du lieu de travail de son père, de son bras s'endolorissant à chaque coup de marteau et d'avoir le visage suant à cause de la chaleur intense enveloppant ces lieux, il parcourait la ville à la recherche de son ami. Il n'était pas rare qu'ils se croisent ainsi. La forteresse n'était pas bien grande et n'offrait pas énormément de coins cachés, de petits repaires ; quelques grosses rues la sciaient en quartiers et d'autres petites ruelles et culs-de-sac permettaient à des échoppes de s'étendre dans la discrétion toute relative. Il ne fallait généralement pas longtemps pour que les deux garçons se retrouvent, un peu par hasard. Ce fut le cas, comme beaucoup de fois, en ce jour. Une voix retentit derrière lui, l'interpellant par son nom, et le jeune forgeron pivota sur lui-même pour faire face à son meilleur ami. Il lui sourit, d'un sourire malicieux, promesse de mauvais tours.

« Je te cherchais... Je n'ai plus rien à faire, et je n'ai pas envie de m'embêter... »

Les lèvres de Loan s'étirèrent davantage et il émit un petit rire sec, plein d'intrigues. Lalvan semblait attendre de lui une bonne idée pour égayer sa journée. Loan avait tôt fait de réaliser son souhait muet.

« Tu te souviens du vieux Tam, le pâtissier, et de ses deux gros chiens baveux ? »

Alors que Lalvan hochait la tête, impatient de connaître l'arrière-pensée de son aîné, Loan fit durer un peu le suspens en le prenant d'un bras autour de sa nuque près de lui. Ils s'avancèrent ainsi, leurs fronts se touchant presque, comme s'ils partageaient un terrible et délicieux secret. Loan les emmenait déjà près de la maisonnée du bon vieux Tam.

« J'ai ouï dire qu'il n'était pas chez lui aujourd'hui. Suffit d'aller dans ses cuisines... Prendre un peu de farine... Aller dire bonjour aux chiens et... Leur en foutre partout ! Lâchés dans la maison, ils feront un sérieux carnage et je pense que Tam n'aimera plus autant la farine qu'avant ! »

Déjà, Loan était coupé en deux par l'hilarité.

Une fois chez le pâtissier absent, le 'sieur Tam, les deux gamins s'immiscèrent jusqu'aux cuisines sur la pointe des pieds, le doigt sur la bouche pour intimer à l'autre de se taire, au cas où le propriétaire des lieux était tout de même présent. En l'absence d'autres bruits que ceux qu'ils faisaient eux-mêmes, ils se sentirent soulagés. Aussitôt, Lalvan, un grand sourire malin aux lèvres, lui demanda s'il voyait la farine. Loan se mit à chercher avec lui.

Ils finirent par la trouver, d'énormes sacs en jute au tissage extrêmement serré, de 10 kilos chacun et contenant la fameuse poudre légère.

« On fait comment ? C'est sacrément lourd ! » s'exclama Loan en se grattant le menton, pensif.

Il regarda partout dans la pièce, tournant sur lui-même et jaugeant l'endroit pour y trouver une solution à ce petit souci. C'est qu'ils n'étaient pas encore bien costauds, et porter dix kilos était au-dessus de leurs forces. Le fils Havelange finit par trouver des pots en terre cuite, d'un peu moins d'un litre de contenance. Le jeune garçon alla en prendre deux, tout guilleret, et en tendit un à son ami.

« On en met dedans, d'accord ? Puis on va chercher les chiens. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les pots furent remplis de farine, les garçons en foutant partout au passage, tapissant le plancher de blanc. Une fois que ce fut fait, ils se demandèrent où étaient les fichus cabots, n'en ayant aucune idée.

« Ils doivent être dans leur niche, dans le jardin... Ou... »

Loan n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un grognement sourd venait de l'interrompre, suivi d'un second. Lentement, tétanisés par la peur, ils se retournèrent pour faire face aux deux mâtins, un brun et un noir, du pâtissier. Les deux animaux, pas du tout attachés comme cela aurait du l'être, grondaient furieusement sur les jeunes intrus, bavant copieusement sur le sol, leurs yeux sombres rivés sur eux sans ciller. Loan avala sa salive bruyamment, le cœur battant.

Loan restait tétanisé, incapable de réfléchir ou de s'élancer tout seul, et Lalvan dut lui crier dans l'oreille de courir pour qu'il réagisse enfin, aidé par celui-ci qui le tirait par le poignet. Les deux gamins se mirent à courir comme des dératés hors de la maison, se cognant aux murs, les mâtins à leurs trousses. Leur course folle ne dura pourtant pas bien longtemps car, à peine eurent-ils franchi le seuil de la boulangerie, un choc soudain les stoppa net. Lalvan était passé du stade debout, haletant, à avachi au sol, de la farine juste dans sa tignasse brune et bouclée, gémissant en se frottant le crâne. Loan avait dérapé dans la boue tapissant l'entrée et s'était étalé de tout son long, aussi blanc de farine que brunâtre de cette terre imprégnée d'eau de pluie.

Tous les deux avaient levé leurs regards bleus vers la cause de leur chute. Derrière eux, les gens qui grognaient et couraient s'étaient arrêtés dans le même mouvement et s'étaient assis, dociles, attendant un ordre de leur maître. Tam - car c'était bien lui - toisait les garnements de toute sa hauteur, ses yeux porcins disparaissant dans l'ombre de ses sourcils froncés. Ses allures de balourds, source de rires la plupart du temps, le fit paraître comme un troll prêt à dévorer les garçons, et Loan poussa une plainte d'animal blessé avant de tenter une excuse bégayante.

« C-ce n'est pas ce que v-vous croyez, m'sieur T-Tam... » fit-il, les larmes aux yeux.

« Ah ouais ? » gronda le pâtissier.

Une de ses énormes paluches vint attraper Loan et Lalvan par l'une de leurs oreilles et, tirant fort dessus, les força à se relever tout en couinant de douleur.

« Estimez-vous heureux que je sois arrivé avant que mes chiens ne vous attrapent ! »

Intimement, Loan se demandait réellement s'il aurait pas préféré, justement, avoir les mollets mordus par les chiens au lieu d'être pris la main dans le sac par Tam en personne. Sans leur lâcher l'oreille, le gros homme les amena dans la rue et prit la direction du domicile des parents de Lalvan, le plus proche entre celui-là et celui de Loan.

« Voyons voir ce qu'en diront tes parents, Lalvan. » menaça le pâtissier.

Aussi proches que pouvaient l'être les deux doigts d'une main, Loan avait parfaitement compris le message de Lalvan. Il fixa ses trois doigts se baissant l'un après l'autre et, ensemble, ils décochèrent un furieux coup dans les tibias du pauvre pâtissier, qui poussa une plainte de douleur. C'était vil et sournois, comme coup, et cela ne faisait que retarder le moment fatidique où les gamins recevraient leur correction.

Mais sur le coup, Lalvan et Loan n'avaient pas du tout pensé aux conséquences encore plus désastreuses qui découleraient de leur fourberie. Ils s'enfuirent ensuite à toutes jambes, tels des lapins traqués, et Loan du tirer sur le bras de son ami lorsque celui s'était retourné pour voir s'il le suivait. Lalvan était toujours devant, car ses longues guibolles lui permettaient de courir plus vite plus facilement, mais ce dadet l'attendait à chaque fois et Loan se devait de le pousser en avant.

Ils carapatèrent ainsi un bon moment, n'entendant au loin derrière eux que les cris enragés de Tam qui les maudissait copieusement. Jamais ils n'entendirent de tels jurons ! Cela les fit rire et, bientôt, ils furent hors du village les ayant vu naître. Ils cessèrent de courir et marchèrent, le souffle court, dans les alentours à la végétation luxuriante. Là, Loan se laissa tomber lourdement dans l'herbe fraîche, les bras en croix, souriant car ignorant ce qui les attendait quand ils reviendraient chez eux.

- On s'en est bien sortis, hein, pas vrai ? lâcha-t-il, amusé.

Se redressant un peu sur ses coudes, il regarda le ciel qui déclinait à l'horizon. Le soir tomberait bientôt.

- Tu crois qu'il va aller nous dénoncer... ?