Une vie de calme

Une heure seulement, lui semblait-il, était passée avant qu'elle n'entende enfin le bruit mat des sabots frappant la terre meuble de la rive du fleuve. Le soleil était pâle, les nuages venant alterner les passages de lumière à des taches d'ombre sur la terre, un temps parfait, la fin d'un été qui annonçait les fraîcheurs de l'automne à venir. L'atmosphère était légèrement lourde, un orage pourrait éclater ce soir, ce qui était une bonne nouvelle pour leur petit potager, à la ferme. Elle entendit le cheval d'Eard renâcler, s'ébrouer, comme ragaillardi par cette balade improvisée, et elle tourna seulement à cet instant la tête vers son ami. Ami ? N'étaient-ils pas plus que ça, à présent ? Ysée avait les joues roses et souriait timidement à Eard tandis que celui-ci s'approchait d'elle, beau comme un noble malgré sa tenue loqueteuse. Elle le regarda, auréolé par la lumière dorée de l'astre diurne, et remarqua à quel point elle le trouvait attirant. Il était large d'épaules et grand mais ne lui faisait pas peur ; au contraire, elle connaissait son tempérament protecteur envers elle et tout la puissance qui s'échappait de lui le lui rappela. Il l'avait protégée, la protégerait encore, et c'était une pensée des plus apaisantes. Son amant s'avança vers elle et lui dit une phrase qui la fit rire, Ysée n'y voyant qu'un trait de plaisanterie.

« Je n'ai jamais aussi bien dormi. » répondit-elle, ponctuant ses mots d'un rire cristallin.

Elle l'invita à s'asseoir près d'elle en tapotant de la paume l'herbe à ses côtés, et il vint à elle. Assis tous les deux, Ysée avec les genoux ramenés contre son torse bien moins malingre que lors de leur rencontre, ils restèrent muets, savourant simplement l'instant présent. Le regard d'Ysée parcourait le cours de l'eau en contrebas, sa surface lumineuse par le soleil et les touffes de roseaux dans lesquels s'égayaient quelques canards sauvages. Avec une tendresse infinie, elle inclina la tête sur le côté pour venir déposer sa tempe sur l'épaule d'Eard et poussa un soupir d'aise. Il lui vint à l'esprit que jamais, ô grand jamais, elle ne s'était sentie aussi en sécurité et aussi heureuse, et il était évident qu'elle devait tous ces changements dans sa vie grâce à Eard, et seulement grâce à lui. Elle pouvait certes remercier ses parents adoptifs qui lui avaient offert la possibilité de survivre, même si la façon de s'y prendre l'avait, au final, également détruite, lorsqu'elle avait du aller travailler ailleurs à la suite du meurtre de son « père ». A bien y penser, sans eux, elle serait tout simplement morte. Rares étaient les petites gens, même dans les grandes villes, à prendre sous leur charge une autre bouche à nourrir qui ne venait pas de leur propre semence. Les orphelins et autres enfants abandonnés ne faisaient, en général, pas long feu dans un monde tel que celui-ci. Elle devait à ses parents adoptifs le simple fait de vivre encore aujourd'hui.

Et Eard, pour sa part, avait contribué à lui offrir une vie bien meilleure que ce qu'elle avait connu jusqu'ici. N'était-elle pas chanceuse, dans le fond ? Des années de labeurs et de sévices, une folie passagère l'ayant incitée à fuir et, contre toute attente, alors qu'elle était convaincue que son voyage et son existence se termineraient dans la pire des misères, morte noyée à cause de son épuisement, de son incompétence, Eard était apparu. Son sauveur. Qui devint son protecteur, son ami, son plus proche allié face à l'adversité de ce monde de brutalité. Et maintenant son amant. Celui qu'elle aimait, avec qui elle voulait passer le restant de ses jours, le seul en qui elle avait une confiance aveugle. La seule ombre au tableau était qu'il ne partagea pas ses sentiments, que la veille n'avait été qu'une pulsion de mâle, et cette ombre l'emplissait de craintes derrière ses élans d'affection à son égard. Elle poussa un petit soupir, frémissant dans la fraîcheur matinal, et s'obstina à se blottir tout contre lui, agrippant même sa main, enlaçant ses doigts avec les siens avec la force de son amour et de sa peur, comme si elle craignait qu'il ne s'évapore. Tout cela se passait de paroles.